De la fibre au vêtement : 365 jours dans la peau d’un slip
Cherché au saut du lit, attrapé en sortie de bain, jeté en temps câlin : votre slip sait tout de votre vie privée. Mais nous, que savons-nous de son intimité ? Le Slip Français, à l’occasion de ses 10 ans, nous ouvre les coulisses de la vie trépidante et culottée de nos sous-vêt’. Un voyage de la graine au vêtement, et une invitation à nous mettre – enfin – dans la peau de nos secondes peaux.
Le sous-vêtement du futur serait-il vieux de plusieurs milliers d’années ? Dans l’Égypte antique, on portait des pagnes en lin appelés chendjit ; au Moyen-Âge, en Europe, on portait des maillots de corps, toujours en lin. Aujourd’hui, le sous-vêtement fait de fibre végétale de lin revient sur le devant de la scène textile française comme un vêtement qui a de l’avenir. Naturel, zéro déchet, compatible avec une fabrication locale, il a tout pour se refaire une place dans nos gardes robes. Reste que sa vie n’est pas toujours un long fleuve tranquille. Pour fêter sa première décennie avec nous, Le Slip Français a accepté de nous raconter l’histoire d’Aliénor la culotte en lin, de Nico le caleçon en lin et de Johnny le boxer en lin. L’occasion de découvrir leurs débuts en tant que petites graines plantées dans un champ de Normandie jusqu’à leur fin de carrière sur les fesses de leurs propriétaires.
Avril : la graine de slip montre son côté fleur bleue
Comme leurs futurs propriétaires, Johnny, Nico et Aliénor ont d’abord été des graines. Lancées dans les sillons d’un champ de Normandie au milieu du mois d’avril, elles forment quelques semaines plus tard un champ vert pomme très dense, avec jusqu’à 2000 pieds au mètre carré. Tout ce qu’il leur faut, c’est du soleil et de l’eau. 100 jours plus tard, au mois de juillet, les pousses pointent le bout de leur tige et s’épanouissent en une fleur bleutée. C’est là que se fabrique dans la plante la substantifique moelle d’un sous-vêtement solide et durable : la fibre du lin. Grâce à ses propriétés mécaniques exceptionnelles, elle peut atteindre un mètre de hauteur avec un diamètre de seulement 3 millimètres de diamètre. C’est dire si c’est costaud ! Au cours de l’été, les feuilles jaunissent et les fleurs fanent pour laisser la place aux capsules contenant de nouvelles graines. Les plantes sont prêtes à être arrachées pour commencer leur aventure dans le monde du textile.
Ça, c’est pour le lin conventionnel. Mais pour Johnny, Nico et Aliénor – que Le Slip Français a voulu plus bio que bio – la tâche se corse. «Faire pousser du lin bio, c’est-à-dire sans traitement chimique ni fongicide, demande des décennies d’amélioration des variétés cultivées pour les rendre naturellement résistantes aux maladies», explique Paul Boyer, Directeur Général de la société coopérative de producteurs de chanvre et lin bio LINportant avec qui Le Slip Français travaille main dans la main. « Il y a aussi un travail de longue haleine à mener pour mettre en place la rotation des cultures qui assure la biodiversité dans le temps. Cultiver 1 hectare de lin, suppose de cultiver 7 hectares de culture bio en blé, prairie ou luzerne dans la même rotation. Il faut au moins trois ans pour mettre en place une telle production ». Mais qui dit grosses contraintes, dit aussi gros bénéfice : en imposant la mise en place d’une rotation de cultures bio, la culture du lin biologique encourage la production de blé bio, et de nourriture animale bio, donc de lait bio et de viande bio. Bref, choisir un slip en lin bio a des effets jusque dans nos assiettes !
Juillet : arrache-moi (si tu peux !)
C’est l’heure de la récolte. Mais pas question de couper l’herbe sous les pieds de Johnny, Aliénor et Nico : c’est soigneusement qu’il faut les arracher de leur terre natale. Car dans les sous-produits du lin, rien ne se perd et tout se transforme : les graines sont récupérées pour une prochaine culture ; les racines, fibreuses, sont exploitées au même titre que les tiges ; les parties cassées ou trop courtes sont détournées vers d’autres débouchées ; l’intérieur de la fibre – l"anas – trouve des débouchés dans la production de paillage ou d’aggloméré ; et même les poussières du lin deviennent une terre végétale appelée compolin. C’est dire combien notre garde-robe compte de lointains cousins !
Arrachées, les tiges sont déposées au sol, transformant les champs bleus en longues traînées jaunes et vertes. «Et là, le miracle normand survient, continue Paul Boyer. L’alternance pluie-soleil propre à la Normandie crée une macération humide appelée “rouissage” lors de laquelle des bactéries fragilisent la colle qui soude les faisceaux de fibre entre eux. La tige de la plante se transforme alors en de très fines fibres semblables à du rafia». Autrement dit, la météo s’occupe elle-même de transformer la plante en ruban, qui deviendra le futur fil de lin d’Aliénor, Johnny et Nico.
Mais la Nature est parfois capricieuse, et il arrive que ça sente le roussi pour le rouissage. Quand l’été a été trop sec, les producteurs se retrouvent avec des amas d’une fibre grossière sur le bras. Quand il a été trop humide, ils récupèrent une fibre irrégulière et trop fragile pour être exploitée sur des machines conçues pour traiter de longues fibres. « C’est ingrat, soupire Paul Boyer. On voit alors tout son travail se transformer en une paille grise qui moisit au sol». C’est peu ou prou ce qui s’est passé en 2020 et en 2021. « L’agriculture et la nature reprennent parfois le dessus et nous rappellent que c’est à nous de nous adapter à elle et pas l’inverse, complète Léa Marie, Directrice de production chez Le Slip Français. Quand elle dit non c’est non, et cela nous pousse à prendre des décisions stratégies sur la poursuite ou non d’une ligne de produit ». Un constat qui résonne tout particulièrement dans la période actuelle, marquée par des pénuries et une flambée des coûts des matières premières.
Mais quand tout va bien, le lin est retourné mécaniquement plusieurs fois, enroulé et transporté sur de grandes balles rondes de 400 kilos, puis stocké chez les agriculteurs où s’achève le travail de maturation. Plus celui-ci est long, et plus les fils de nos slips tiendront bon !
Août : le Slip file doux dans l’atelier
Vient ensuite le temps du teillage : une large main d’œuvre est mobilisée pour extraire la fibre longue du lin, appelée filasse. Traitée dans une usine tournant 24h/24, la récolte d’une année fournit jusqu’à plus de 12 mois de travail. Le lin passe ensuite à l’étape du « peignage » pour devenir des rubans, puis à celle de la « filature mouillée » – eau chaude et lessive – pour créer des mèches bien régulières. Ces dernières sont enfin « dégommées » c’est-à-dire étirées pour atteindre la finesse souhaitée. Les bobines de lin sont prêtes à donner naissance aux bandes de tissus qui composeront Aliénor, Johnny et Nico.
Dans les années 70, une cinquantaine d’ateliers tissaient le lin sur le sol français. Depuis, ils ont tous fermé. « La France est le premier producteur de lin, mais 90 % des récoltes de la filière partent en Chine, explique Léa Marie. Chez Le Slip Français, nous avons l’opportunité de pouvoir faire filer notre lin en France, mais c’est un vrai défi car la filière est réduite à l’état de microcosme ». Parmi tous les filateurs français qui sont partis il y a 20 ans, l’atelier Safilin est de retour dans l’est de l’Hexagone depuis 2021. Dans les années 90, il s’était délocalisé en Pologne, balayé par la concurrence asiatique.
Sur le site de l’atelier, son président raconte : « L’accélération de la mondialisation avec une très forte montée en puissance de la Chine, la suppression des quotas sur les importations en Europe de produits chinois qui allait inonder le marché avec des prix de fil divisés par 2 nous ont malheureusement amenés à envisager l’arrêt de l’usine de filature en France dont la dernière bobine a été filée à Sailly Sur La Lys en 2005». C’est la montée de la mode durable qui l’a convaincu de revenir en France. Aujourd’hui, seule la filature mouillée se fait encore en Belgique, mais grâce à l’action conjointe du Slip Français et de plusieurs acteurs de la filature en France, elle sera de retour sur le territoire dès 2022. Une bonne nouvelle donc, mais aussi un gros challenge car le savoir-faire et la connaissance des machines s’est perdu sur la route des délocalisations et licenciements.
« Sur le lin, nous sommes en R&D permanente, continue Léa Marie. Nous co-construisons notre offre avec l’industrie française, nous coécrivons nos produits avec elle». Dans un jeu de ping-pong continu, les équipes du Slip Français et les producteurs font progresser la filière. Les premiers impulsent une idée de produit, les seconds lèvent des problèmes techniques ; les premiers adaptent leurs vêtements aux machines, les seconds inventent et déploient de nouveaux moyens. « Quand on s’est dit qu’on allait faire un slip 100 % lin, ce n’était pas gagné. Mais on y est allés tous ensemble dans ce délire et on s’est fait grandir les uns les autres ».
Octobre : les mailles du Slip créent du lien
Le slip en devenir continue sa croissance dans les ateliers de confection de la dernière bonneterie survivant sur le sol français. La manufacture Lemahieu, une PME familiale née en 1947 d’un atelier de tricotage au fond de jardin, emploie désormais plus de 120 employés à Saint-André-Lez-Lille. Partenaire historique du Slip, il façonne les bandes de lin tissées en magnifiques sous-vêtements.
Dans cet atelier labellisé Entreprise du Patrimoine Vivant, les fils de lin sont tricotés mécaniquement sur des métiers à tricoter circulaires. Avant de devenir caleçon, boxer ou culotte, Aliénor, Johnny et Nico prennent la forme d’un unique tube de tissu d’un mètre de diamètre. « La technique du tricotage est quelque chose de magique, commente Paul Boyer. Les boucles des fils procurent de l’élasticité à une fibre qui en est dépourvue naturellement. C’est un procédé très différent du tissage, qui est la technique la plus connue de traitement du lin, et qui fait des tissus beaucoup plus raides».
La pièce tubulaire part en teinture, puis à l’anoblissement : le tissu passe à la machine à laver pour resserrer sa maille, la stabiliser et la colorer. Le tube est ensuite ouvert et stabilisé par un passage sous des rouleaux chauds qui rétractent et stabilisent sa maille. Aliénor, Johnny et Nico ont bien changé depuis les champs normands : ils ont troqué leur peau rêche pour un tissu au toucher doux, fluide et lustré. Dans l’atelier, les équipes découpent les pièces de patronage dans les rouleaux de tissus, puis les assemblent avec les machines correspondant au type de couture souhaitées. « L’atelier fonctionne en petits îlots de 7–8 personnes qui tournent d’une tâche à une autre pour éviter les troubles musculo-squelettiques et garder le personnel motivé, explique Léa Marie. Les industriels sont très attentifs au bien-être des employés car ils savent que c’est dûr de le recruter ».
Sur le long terme, l’industrie s’interroge sur l’automatisation et ses effets sur le métier. « Je pense que pour les métiers les plus pénibles, il faudra passer à la cobotique, et automatiser certaines tâches, confirme Léa Marie. Mais nous devons garder des mains derrière les machines, elles sont tout simplement irremplaçables».
Décembre : le Slip met le paquet
Désormais bien accoutrés, Johnny, Aliénor et Nico partent continuer leur vie au beau milieu de l’Aube, dans le centre de logistique de Logtex de Troyes. Aliénor, Johnny et Nico y sont contrôlés sous toutes les coutures, empaquetés et expédiés. Dans le même temps, leurs futurs propriétaires jettent leur dévolu sur leur photo publiée sur le site internet du Slip Français : la rencontre va arriver. « Empaqueté, le vêtement est emballé et livré dans notre entrepôt de Troyes où la marchandise repasse un contrôle qualité pour vérifier que le produit correspond bien à nos attentes, explique Léa Marie. Il est ensuite intégré en dépôt, puis dispatché sur les trois canaux de distribution : web, retail et revendeurs ». En tant que marque créée sur le web, Le Slip Français y réalise encore 60 à 70 % de son chiffre d’affaires, ce qui ne l’empêche pas d’avoir ouvert une vingtaine de boutiques en propre sur le sol français, et de travailler avec plusieurs dizaines de revendeurs. « Le lin marche bien au niveau des ventes, se félicite Léa Marie. Du fait de son succès, le boxer en lin Johnny est même passé dans la collection permanente ». Un succès à modérer toutefois avec la quantité de travail fourni : Johnny ainsi que les autres pièces complexes en termes de production demandent parfois à l’entreprise de passer 70 % de son temps sur des produits générant moins de 40 % du chiffre.
Pour aller jusqu’au bout de la démarche responsable, Le Slip Français va changer de packaging en 2022 : ciao la boîte en carton, hello le pochon en craft blanc recyclable. Dans ces emballages, Johnny, Aliénor et Nico seront enveloppés dans un papier kraft type « burda », le papier utilisé par nos grands-mères pour faire les patrons !
Pour la promotion de ses produits, le Made in France est aussi une évidence : le shooting des produits lin a ainsi été réalisé à Etretat, en Normandie. Communication toujours, la marque veille à ce que son discours témoigne de l’attention portée à chaque étape de la confection. « Nous avons adopté l’expression “bon à porter” en guise de clin d’œil au prêt-à-porter, tout simplement pour montrer que nous voulons créer des produits qui soient bons pour tout le monde », complète Clara Libert-Coubard, Chargée d’acquisition chez Le Slip Français. Notre propos, c’est de dire qu’il n’y a aucun intérêt à consommer 2000 fois un tshirt qui se déchire tous les deux mois».
Février : donner un 366e jour au slip
Ça y est, Johnny, Aliénor et Nico ont enfin atterri sur les fesses de leurs propriétaires ! Ces derniers ont de quoi être fiers : aujourd’hui, il est peu courant de s’envelopper d’étoffes made in France. « Aujourd’hui, il n’est pas rare que ce qu’on porte sur le dos traverse les frontières, mais ça n’a jamais été le cas avant notre époque dans l’histoire de l’Humanité, rappelle Paul Boyer. Autrefois, il n’y avait bien que les riches commerçants qui s’habillaient avec des sappes venues de très loin, sinon c’était le champ d’à côté et puis c’est tout. Mais à notre époque comment peut-on sortir dignement dans la rue avec des vêtements produits dans des matières et des conditions détestables ? Le vêtement est un emballage pour une personne, il doit refléter le sens qu’elle veut se donner».
Le sous-vêt file donc des jours heureux sur un propriétaire tout aussi heureux (du moins de son slip). Mais s’il est durable, le vêtement n’est pas pour autant invincible. Des poignées d’amour qui poussent, une partie de jambes en l’air qui dégénère… et il arrive que le slip craque. Bref, qui dit vie du slip dit aussi mort du slip. Demain, la marque imagine peut-être se lancer dans un slip biodégradable, qui sait ? Mais d’ici là, elle a d’autres batailles à mener sur la fin de vie de ses produits. « La loi anti-gaspillage qui interdit la destruction de vêtements va arriver bientôt en France, et nous n’avons pas spécialement envie d’attendre qu’elle passe pour nous lancer sur le sujet du recyclage, précise Léa Marie. Nous stockons de longue date nos produits à petits défauts, dans des entrepôts, et nous peinons à nous en défaire jusqu’à ce que nous mettions en place la plateforme Le Slip dans le Bon Sens ». Lancée en juin, cette plateforme de vente de vêtements de seconde main a d’abord proposé les pièces prototypes ou défectueuses de l’entreprise, avant de s’ouvrir, début septembre, à la revente entre particuliers. La marque explore aussi d’autres pistes comme le recyclage – testé sur ses produits en coton – et les vêtements consignés.
Mars : Johnny fait des petits ?
Pour l’instant, le lin de Johnny, Aliénor et Nico se sent assez seul dans les rayons du Slip Français, plus largement peuplés de laine française et de coton bio ou recyclé. Pour développer l’offre, ce n’est pas l’envie qui manque. « Mais nous nous heurtons à la réalité des cultures et des récoltes, à laquelle nous n’avons pas d’autre choix que de nous adapter», soupire Léa Marie. « Sur le lin bio, nous avons d’un côté un faible stock dû à de mauvaises années de récolte et aux difficultés du covid, et de l’autre un engouement de plus en plus fort, complète Paul Boyer. On est donc dans un état qui s’approche de la pénurie». Ce travail d’anticipation, Léa Marie le fait un an à l’avance pour chaque nouvelle collection. « Si on se dit qu’on veut faire un boxer en lin en 2023, il faut l’acheter et le planter en 2022. Alors un an avant, on se lance en R&D pour trouver les bons produits au bon prix ».
Pour étoffer son offre lin, la marque continue d’essayer de déplacer des montagnes. Jusqu’à engager la discussion avec des régions françaises pour développer de nouveaux champs de lin. « Le métier de la production textile a beaucoup changé en 10 ans, s’amuse Léa Marie. Aujourd’hui, je me retrouve à discuter avec tout un tas d’acteurs en amont de mes compétences, et même à parler climat, réseau des eaux, et pollution de la terre avec les agriculteurs installés sur le territoire ». Et pour cause : c’est en travaillant main dans la main que les acteurs de la filière ont réussi à bouger jusqu’à présent. « On ne peut pas soigner le client avec un super vêtement sans soigner ceux qui l’ont vendu, ceux qui l’ont cousu, ceux qui l’ont teint, ceux qui l’ont tricoté, ceux qui l’ont filé, et ceux qui l’ont récolté, cultivé et semé, résume Paul Boyer. C’est la qualité de l’ensemble des chaînons de la filière fait la qualité du produit fini, c’est pourquoi nous sommes une société coopérative d’intérêt collectif qui privilégie non pas un acteur mais qui maximise l’intérêt collectif pour l’ensemble de la filière».
Quant aux équipes du Slip Français, quand on leur demande “pourquoi tant d’efforts ?”, Léa Marie répond du tac au tac : « Parce que c’est possible, tout simplement. Nous offrons une porte de sortie et un business model viable aux acteurs de la filière textile de notre pays. Notre rôle, c’est de dire que si on bosse bien, tout est réalisable en France. On l’a montré dans la dernière décennie, et on compte bien pérénniser nos réussites dans la prochaine».