Climat : les lanceurs d’alerte n’avaient pas tort

27/08/2022 Par acomputer 610 Vues

Climat : les lanceurs d’alerte n’avaient pas tort

L’auteure est directrice des politiques domestiques de Climate action network Canada.

Dans la mythologie grecque, Cassandre reçoit du dieu Apollon le don de prédire l’avenir. Depuis des années, la communauté scientifique et les peuples autochtones nous avertissent des dangers de l’emballement climatique et de la destruction de la biodiversité. Mais comme les prédictions de la princesse troyenne, condamnée par Apollon à n’être jamais écoutée sérieusement lorsqu’elle prévoit les malheurs qui affligeront sa famille — dont la prise de Troie —, leurs avertissements ne sont pas entendus. Si bien que des événements climatiques extrêmes bien pires encore que ce que les modèles prévoyaient se réalisent. C’est le cas du dôme de chaleur qui a enveloppé l’ouest du continent nord-américain il y a quelques jours : le village de Lytton a fracassé le record absolu de chaleur au pays trois jours de suite, pour culminer à 49,6 °C (avant d’être détruit par un feu), des centaines de personnes sont mortes, et plus d’un milliard de créatures marines ont cuit dans leur coquille.

Ces événements nous réveilleront-ils ? Et si oui, avions-nous besoin d’une telle dévastation — plus près de chez nous, et dans un des pays les plus froids du monde — pour enfin croire ce dont on nous prévient depuis des dizaines d’années ?

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Une semaine après cette vague de chaleur, World Weather Attribution, une initiative regroupant des climatologues de partout dans le monde, a estimé que l’augmentation des émissions de gaz à effet de serre avait rendu l’événement au moins 150 fois plus probable, soit « virtuellement impossible sans changements climatiques causés par l’humain ». Alors que la planète se réchauffe, ce genre d’incident va devenir beaucoup moins rare. Le pic de température extrême a même amené plusieurs collaborateurs de ce groupe à soulever la possibilité qu’aient été atteints des « points de bascule » — ce que le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) définit comme des seuils au-delà desquels certains impacts sont irréversibles, même si les températures sont abaissées ultérieurement.

Les effets et les dangers des changements climatiques sont connus depuis longtemps, comme le détaille dans un blogue la scientifique du climat Katharine Hayhoe. Dans les années 1820, le mathématicien français Joseph Fourier a calculé que la Terre devrait être beaucoup plus froide, étant donné l’énergie qu’elle reçoit du Soleil chaque jour, rappelle la directrice du Centre de la science du climat à l’Université Texas Tech, aux États-Unis. L’effet du gaz carbonique sur la séquestration de la chaleur a été découvert par la scientifique amatrice Eunice Foote en 1856, note-t-elle également. Et c’est dans les années 1890 qu’un chimiste suédois, le Nobel Svante Arrhenius, a calculé à la main le tout premier modèle climatique, qui évaluait de combien le monde se réchaufferait si les humains doublaient ou triplaient la quantité de carbone émis dans l’atmosphère.

En octobre 2015, un symposium a souligné le 50e anniversaire de la première alerte climatique lancée à un président américain : Lyndon B. Johnson a été prévenu en 1965 par ses conseillers en science et technologie que les émissions continues de carbone dans l’atmosphère à partir de la combustion de fossiles « provoqueraient presque certainement des changements importants » et « pourraient être délétères pour les êtres humains ». En 1981, une étude publiée par James Hansen et son équipe de l’Institut d’études spatiales de la NASA au Goddard Space Flight Center prédisait avec précision les impacts géophysiques du réchauffement, comme la création de régions sujettes à la sécheresse en Amérique du Nord et la montée du niveau des océans. Déjà, on proposait d’« encourager la conservation de l’énergie et de développer des sources d’énergie de substitution, ainsi que d’utiliser les énergies fossiles si nécessaire seulement au cours des prochaines décennies ».

Climat : les lanceurs d’alerte n’avaient pas tort

Sept ans plus tard, James Hansen se retrouvait devant le Congrès américain et sonnait à nouveau l’alarme lors d’un témoignage, évaluant à 99 % sa certitude que l’augmentation de la température n’était pas une variation naturelle, mais plutôt liée à l’accumulation de gaz à effet de serre dans l’atmosphère, soulignant qu’« il [était] temps d’arrêter de baratiner autant ». Et en 1990, le premier rapport d’évaluation du GIEC soulevait que les changements climatiques étaient un problème d’envergure mondiale nécessitant une coopération internationale.

C’est sans parler des connaissances traditionnelles des peuples autochtones, dont les vies et les moyens de subsistance sont intrinsèquement liés au territoire, et qui observent les changements dans leur environnement depuis des millénaires. En 2005, Sheila Watt-Cloutier, alors présidente de la Conférence circumpolaire inuit (maintenant Conseil circumpolaire inuit), a lancé avec des chasseurs et aînés inuit de communautés du Canada et de l’Alaska la première action juridique internationale au monde sur les changements climatiques : une pétition à la Cour interaméricaine des droits de l’homme alléguant que les émissions de GES incontrôlées des États-Unis constituaient une violation des droits de la personne.

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Je pourrais continuer ainsi jusqu’à 2021, car la fréquence et l’intensité auxquelles on tire la sonnette d’alarme n’ont fait qu’augmenter : les scientifiques, Autochtones et activistes climatiques sont les Cassandres des temps modernes, et leurs prophéties se sont maintenant réalisées.

Il ne faut pas oublier le rôle que joue Apollon dans le mythe de Cassandre. C’est ce dernier qui, pour la séduire, lui promet le don de la prophétie. Mais lorsqu’elle rejette son amour, il la punit et lui jette une malédiction : ses prophéties ne seront jamais crues.

Dans la déclinaison climatique du mythe, c’est l’industrie fossile qui fait en sorte que les avertissements de Cassandre soient vains en semant le doute sur la science du climat, plantant ainsi les graines du climatoscepticisme. La société pétrolière américaine Exxon, par exemple, était au courant des changements climatiques et de l’impact de son modèle d’affaires dès 1977 — plus de 10 ans avant que l’enjeu se retrouve devant le Congrès américain. Cela n’a pas empêché l’entreprise de refuser de reconnaître la réalité des changements climatiques, et même de promouvoir de fausses informations à ce sujet. Une enquête publiée par la Union of Concerned Scientists, qui rassemble 85 documents et notes d’entreprises fossiles et des associations commerciales qui les représentent, conclut que celles-ci ont mené sur plusieurs décennies des campagnes visant à « tromper le public américain en déformant les réalités et les risques des changements climatiques, agissant parfois directement, parfois indirectement ». L’une de ces notes soutient même que la « victoire » sera atteinte lorsque les « citoyens moyens » et les médias seront convaincus d’« incertitudes » au sujet de la science du climat, malgré le consensus quasi unanime de la communauté scientifique sur la véracité du réchauffement.

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La température a aujourd’hui déjà augmenté de 1,2 °C en comparaison des niveaux préindustriels — à 1,5 °C, on s’expose aux effets les plus catastrophiques et irréversibles des changements climatiques. Selon les calculs du Climate Action Tracker, un outil d’analyse scientifique indépendant, les politiques actuelles nous mènent vers entre 2,7 °C et 3,1 °C de hausse en 2100. De surcroît, le Canada se réchauffe deux fois plus rapidement que la moyenne mondiale, et trois fois plus vite dans le nord du pays. Il s’agit, au regard non seulement des avertissements scientifiques mais également des événements dans le Nord-Ouest du Pacifique des derniers jours, d’un avenir dangereux et terrifiant.

Des milliards de tonnes de gaz à effet de serre continuent pourtant d’être rejetées et accumulées dans l’atmosphère. La reprise économique post-COVID et les milliards investis en subventions dans les énergies fossiles auront mené à une croissance des GES estimée à 5 % en 2021 par rapport à 2020, la deuxième augmentation en importance après celle, record, de 2018-2019.

Ce n’est pas le moment de baisser les bras. Nous avons encore la possibilité de réduire rapidement nos émissions et de briser notre dépendance aux énergies fossiles pour éviter le pire. Chaque dixième de degré et chacun des impacts épargnés comptent. Nous devons aussi repenser nos communautés et nos villes pour les adapter à cette nouvelle réalité d’urgence permanente. Le temps presse, et pour rattraper les années perdues, il faudra augmenter la cadence et l’ampleur de l’action climatique.

La dissonance cognitive dont nous sommes atteints est de plus en plus intenable et dangereuse. La vague de chaleur aurait causé 719 morts en quelques jours en Colombie-Britannique, selon le bureau du coroner de la province. Envoûtés par les supercheries des Apollons fossiles, les gouvernements sont loin de réagir à la crise climatique avec l’urgence requise.

Nous ne pouvons plus ignorer les Cassandres du climat. Sinon, tout comme Troie, la planète continuera de brûler.

(L’auteure remercie Keith Stewart, de Greenpeace Canada, pour l’inspiration relativement au mythe de Cassandre.)

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