«Les gros ne correspondent pas au culte de la performance»

11/01/2023 Par acomputer 672 Vues

«Les gros ne correspondent pas au culte de la performance»

«Nous embauchons dans nos magasins des personnes qui ont une belle apparence, car les beaux attirent les beaux, et nous voulons vendre à des clients cools et beaux.» Pendant des années, l'Américain Michael Jeffries, dirigeant de la chaîne de magasins de vêtements Abercrombie & Fitch, a pu en toute impunité balancer ce genre de phrase, sans s'en prendre une. La claque, enfin, tombe en mai 2013. Une pétition (75 000 signataires) et de savoureux détournements des pubs de la marque avec des slogans du style «Attractive & Fat» (séduisante et grosse) inondent la Toile. La presse s'en saisit. Le cours de Bourse de la marque dévisse. En 2014, Michael Jeffries est prié d'aller se rhabiller. Et pas chez Abercrombie & Fitch. On applaudit bien fort ? Ok. Mais combien de petits Jeffries sont encore dans la nature ? Combien d'hommes politiques s'évertuent encore à ne poser qu'entourés de jeunes gens minces, combien de restaurants relèguent encore les moches près des cabinets ? Combien d'employeurs sélectionnent encore leurs futurs collaborateurs selon la vieille méthode du «à la gueule du client» avec un net appétit pour les sveltes, blondes ou brunes, pour un poste très hiérarchique ? Voilà quelques-unes des questions et piques que l'universitaire Jean-François Amadieu (Paris-I Panthéon Sorbonne) balance sans mollir dans son dernier ouvrage la Société du paraître, les beaux, les jeunes… et les autres (1). Quatorze ans après la parution de son succès de librairie le Poids des apparences, dans lequel il montrait que les questions de physique n'ont rien de frivole et comptent jusque devant le juge, voilà ce conseiller scientifique au ministère du Travail, également membre de l'agence Entreprise Handicap, qui revient à la charge. En montant d'un cran. Sur ce qu'il appelle désormais la «tyrannie du paraître» ; tyrannie dont les premières victimes sont les gros. Haro sur la grossophobie, tel est son cri.

Nous serions victimes d’une tyrannie du paraître. Le terme n’est-il pas un rien exagéré ?

Je sais, le mot est fort, mais je voulais souligner l'importance de la pression de l'apparence au quotidien sur les individus. Les réseaux sociaux et en particulier Facebook l'ont considérablement accrue. On estime à 900 millions les utilisateurs quotidiens de Facebook. Et chaque minute, 136 000 photos sont envoyées sur ce réseau. Il y a une omniprésence de l'apparence physique et une quête éperdue de likes. Et en filigrane, un culte de la beauté et de la minceur.

Ce culte n’est pas nouveau…

Oui mais il va crescendo depuis les années 70. Avec des objectifs de plus en plus inatteignables pour les femmes, car dans le même temps, la population a tendance à grossir. Il y a aussi ce culte des gros seins, incompatible avec celui de la minceur. Du coup, de plus en plus de femmes ne sont pas bien dans leurs corps. Et ne s’estiment pas. En 2004, 28 % d’entre elles envisageaient de recourir à la chirurgie esthétique ; dix ans plus tard, elles sont 41 %. De façon inquiétante, on s’aperçoit que ces stéréotypes de la beauté idéale apparaissent dès l’enfance. Lorsque l’on montre des images d’enfants minces, de poids moyen ou gros à des petites filles de 3 ans, elles ont une perception très négative des gros - stupides, peu amicaux, laids, ordinaires, peu soignés… - alors qu’elles valorisent les minces - sympas, intelligents, calmes. Les enfants ne réagissent pas seulement aux photos. Quand on fait jouer des filles de 3 à 5 ans avec des poupées, minces, de moyennes corpulences ou bien rondes, le résultat est sans appel : la poupée grosse est affublée de tous les défauts. Les gros, dans nos mentalités, ne correspondent pas au culte de la bonne santé et de la performance. Or, paraître en mauvaise santé aujourd’hui, c’est terrible. L’épisode de la pneumonie de Hillary Clinton en est un exemple typique. Au fond, on pense que les gros et les grosses ne sont pas compétents, pas dynamiques, et en plus, on les rend responsables de leur situation, sous-entendant que leur embonpoint est de leur faute, qu’ils ne savent pas se maîtriser.

Fait-on pour autant de la grossophobie ?

«Les gros ne correspondent pas au culte de la performance»

D’abord, statistiquement, les gros représentent un groupe très important en France et encore davantage aux Etats-Unis. On recense ainsi 15 % d’obèses parmi les Français, mais c’est du déclaratif et le chiffre de 18 % semble plus juste, tandis que 30 % sont en surcharge pondérale. Et, oui, cette partie de la population connaît un vrai rejet. Encore plus que celui qui frappe les seniors et dont on commence à prendre conscience. L’obésité, par exemple, n’est même pas mentionnée dans les chartes de la diversité en entreprises. Il est avéré que les femmes grosses ou obèses ont des salaires inférieurs aux autres. Et il a fallu attendre 2014 pour que le Défenseur des droits signale, dans son baromètre annuel sur les mises à l’écart du monde du travail, l’apparence physique comme un important motif de discrimination. Dans cette enquête, c’est aux demandeurs d’emploi, et non aux Français en général, que l’on a demandé ce qui était discriminant ; et là, enfin, la question du physique est apparue. Dans cette question de physique, c’est l’obésité la plus importante. Plus qu’être petit ou grand. En outre, il y a un côté double peine avec l’obésité, puisqu’il est démontré qu’elle est liée au milieu social, à l’âge, et qu’elle frappe davantage les femmes. Femme au RSA, de plus de 40 ans vivant dans le Nord, voilà hélas le portrait type. Plusieurs facteurs se cumulent et c’est peut-être pour cela qu’on ne voit pas assez ce problème.

Sommes-nous à ce point myopes ?

En France, les questions de genre, d'orientation sexuelle, de transsexualité ou de discrimination en raison de l'origine nationale - personnes issues de l'immigration - trustent les financements. J'ai moi aussi beaucoup testé ça, et nous sommes désormais en Europe et aux Etats-Unis bien documentés. Il y a encore eu en juin dernier un grand «testing» sur le fait d'être «issu de la diversité» dans la fonction publique. Issu de la diversité ! Je déteste ce mot. Il y aurait donc des gens divers et d'autres pas… Pourquoi tourner autour du pot ? En tout cas, ces questions de racisme, puisqu'il s'agit bien de cela, ne devraient pas nous empêcher de regarder d'autres sujets. En outre, il me semble qu'il est plus habile de faire des enquêtes et de lutter contre plusieurs discriminations en même temps. D'accord, on ne peut pas tout faire, et dans la loi il n'y a pas moins de 20 motifs de discrimination recensés. Certains disent que si l'on s'attaque à tout, on ne fera rien, et c'est ce que l'on a reproché à la Halde [Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité, ndlr] au début. Moi je pense au contraire que se focaliser sur une discrimination, un seul groupe, peut être contre-productif. Cela stigmatise. D'où l'intérêt du CV anonyme qui permet de traiter plusieurs problèmes à la fois.

Mais il a été enterré, ce CV anonyme…

Je fais partie de ceux qui ont tenté de le sauver. SOS Racisme aussi a beaucoup bataillé. Mais la loi de 2006 sur l’égalité des chances, qui prévoyait l’anonymat des candidatures à partir de 50 salariés, n’a jamais été appliquée, faute de décrets. Pire, elle a été abrogée en août 2015. Le président François Hollande a d’ailleurs expliqué en septembre de cette année que le CV anonyme ne serait pas mis en œuvre car il se retournerait contre ceux qu’il est censé protéger.

A chaque fois, on explique que, de toute façon, les recruteurs font passer des entretiens après. C’est vrai. Mais passer une première étape, c’est déjà ça. Et on peut ensuite encourager les entreprises à faire passer de vrais tests de compétences plutôt que de s’en remettre à des entretiens. Pôle Emploi a mis au point ce genre de tests. Vous savez, aux Etats-Unis, sur les CV, il n’y a pas de photo et parfois il n’y a pas l’âge non plus. Nous, en France, on demande des CV très indiscrets. Pourquoi parler de ses loisirs ? Le comble en ce moment, c’est que plutôt de se concentrer sur ses tests, Pôle Emploi propose depuis l’an dernier une application permettant aux demandeurs d’emploi de réaliser des CV vidéo dans lesquels ils peuvent se montrer en pied. C’est ridicule. Si ça, ce n’est pas le triomphe de l’apparence.

(1) éditions Odile Jacob, 223 pp, 22,90 euros, septembre 2016.