Le textile renoue avec le « made in USA »
Un atelier textile en plein coeur de Manhattan ! Lorsque l'on pousse la porte de Hanky Panky, au 11e étage d'un immeuble d'habitation de Park Avenue, à deux pas de la gare de Grand Central, la surprise est totale. Des dizaines de couturières s'affairent sur des patrons. Plus loin, des designers, derrière des écrans d'ordinateur, mettent la main à la prochaine collection. Dans l'une des villes où l'immobilier atteint des sommets et dans un secteur qui a délocalisé à tout-va, la PME spécialisée dans la lingerie apporte la preuve qu'il est possible de faire l'impasse sur la sous-traitance chinoise ou indienne.
Le « made in America » est le credo des deux dirigeantes de Hanky Panky, Gale Epstein et Lida Orzeck. « Au début, on s'est fait traiter de folles, raconte Mme Orzeck. Mais, depuis quelques années, les mentalités ont totalement changé : c'est devenu pour nous un avantage compétitif. » En l'espace de dix ans, Hanky Panky est passé d'une cinquantaine de salariés à 150. Sa spécialité, ce sont les strings (environ 50 % de sa production). L'entreprise en vend 2 millions par an, distribués, entre autres, chez Bloomingdale's, Macy's, Nordstrom ou Saks.
UN LENT MOUVEMENT DE RELOCALISATION
Malgré la croissance de la société, les deux fondatrices ont toujours tenu à maintenir la production dans la région de New York. Hanky Panky dispose d'un atelier dans le quartier du Queens et s'approvisionne en tissu exclusivement aux Etats-Unis. Ce choix a un coût : un string est vendu une vingtaine de dollars, trois fois plus cher que chez Victoria's Secret, le leader du marché qui a fait le choix de la délocalisation. « Bien sûr, nous sommes sur un marché de niche, reconnaît Mme Epstein, mais en mettant l'accent sur le design et la qualité, nous arrivons à faire la différence avec la concurrence. »
Hanky Panky pourrait passer pour l'exception dans un secteur textile américain qui a massivement délocalisé dans les années 1980 et qui, depuis, était laissé pour mort. Mais un lent mouvement de relocalisation s'amorce. Les exportations américaines de textiles et de vêtements ont augmenté de plus d'un tiers en l'espace de trois ans.
Une enquête, menée en 2012 conjointement par le Massachusetts Institute of Technology (MIT) et la revue Supply Chain Digest auprès de 340 industriels du secteur, avait révélé qu'un tiers envisageaient de rapatrier une partie de leur production aux Etats-Unis, 15 % affirmant qu'ils avaient décidé de le faire. « Un certain nombre d'entreprises n'avaient pas vraiment mesuré la totalité des coûts cachés que représentait une délocalisation à l'autre bout de la terre, explique Suzanne Berger, professeure au MIT et spécialiste de la mondialisation et des délocalisations. On a assisté à un mouvement moutonnier de la part des industriels, qui, aujourd'hui, se rendent compte que cela n'a pas que des avantages. »
HAUSSE DES COÛTS DANS LES PAYS ÉMERGENTS
Le secteur américain du textile est exsangue. En 1993, plus de 477 000 personnes travaillaient dans la filature. Aujourd'hui, ils ne sont plus que 115 000. Mais, indéniablement, « un mouvement d'inversion des flux est en train de se produire avec l'augmentation des coûts dans les pays émergents », expliquait récemment au Wall Street Journal Robert Hitt, le secrétaire au commerce de Caroline du Sud, l'une des régions traditionnelles du textile.
Selon l'Université des textiles de l'Etat voisin, la Caroline du Nord, le coût de production du kilogramme de fil était de 2,86 dollars (2,09 euros) aux Etats-Unis en 2003, contre 2,76 dollars pour la Chine. Aujourd'hui, l'écart s'est inversé : 3,45 dollars pour les Etats-Unis mais 4,13 dollars pour la Chine. La hausse des coûts salariaux chinois, les délais d'approvisionnement, qui deviennent de moins en moins compatibles avec l'accélération du renouvellement des collections, poussent certaines marques, comme American Apparel, à jouer sur le « made in USA ».
Lire aussi : Aux Etats-Unis, l’industrie risque de manquer de salariés qualifiés
Un mouvement qui est aussi guidé par les choix des consommateurs. Selon une enquête réalisée en janvier 2013 pour le New York Times, 68 % des Américains affirment préférer acheter des vêtements fabriqués aux Etats-Unis, même s'ils sont plus chers, et 63 % sont convaincus qu'ils sont d'une qualité supérieure.
AU-DELÀ DE LA SIMPLE ANECDOTE
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Ce changement de comportement incite les marques et les enseignes à infléchir leur stratégie. Abercrombie & Fitch a créé dans ses magasins des espaces dévolus au « made in USA ». Walmart, considéré comme le champion de la délocalisation pour tirer ses prix vers le bas, est aussi en train de changer de discours. Le leader mondial de la distribution s'est fixé pour objectif d'augmenter de 50 milliards de dollars d'ici dix ans ses achats aux Etats-Unis. Le groupe a annoncé, le 24 janvier, la création d'un fonds doté de 10 millions de dollars pour promouvoir ceux qui acceptent de rapatrier leur production.
Certains sous-traitants ont pris les devants, comme le fabricant de chaussettes pour femmes Nononsense : cette filiale du groupe Kayser-Roth (Burlington, Calvin Klein, Jockey) vient d'investir 18 millions de dollars dans ses usines du Tennessee et de Caroline du Nord, pour fournir à Walmart des chaussettes « made in USA ».
Si les exemples de relocalisation tiennent pour le moment de l'impressionnisme, la dynamique générale va au-delà de la simple anecdote. Ainsi, en décembre 2013, une filature chinoise, Keer Group, a signé un accord pour investir 218 millions de dollars dans une usine à Lancaster, près de Charlotte (Caroline du Nord). Outre des subventions locales, l'entreprise va y trouver une électricité deux fois moins chère qu'à Hangzhou, son berceau, dans la province de Zhejiang. Elle vise la création de 500 emplois aux Etats-Unis.
« UNE VRAIE FENÊTRE DE TIR »
Autre avantage pour un fabricant chinois à s'installer aux Etats-Unis : optimiser les droits de douane. Fabriquer son fil sur le territoire américain permet ensuite de l'exporter vers l'Amérique centrale, où les vêtements sont tissés avant de revenir sur le sol américain pour profiter des tarifs attractifs de la zone régionale de libre-échange (Alena).
L'indien Alok Industries a fait le même calcul en envisageant de s'implanter à 80 kilomètres du port de Savannah (Géorgie). Son compatriote ShriVallabh Pittie Group est également sur le point d'investir 70 millions de dollars en Géorgie, considérant qu'entre subventions locales, taux d'intérêt bas aux Etats-Unis et coût de l'énergie abordable, il n'était pas insensé de se rapprocher de ses clients finaux.
« Il ne faut pas s'imaginer que tous les emplois perdus par l'industrie américaine vont revenir comme par magie », prévient Mme Berger, qui souligne que des pays comme la Chine disposent de filières industrielles intégrées allant bien au-delà de la simple sous-traitance. Le terrain perdu sera d'autant plus difficile à reconquérir que la délocalisation a été poussée à l'extrême : en 1991, plus d'un vêtement sur deux (56,2 %) était fabriqué aux Etats-Unis, selon American Apparel & Footwear Association. Aujourd'hui, ce taux est tombé à 2,5 %. L'impact sur l'emploi est tout aussi impressionnant, le secteur ayant perdu trois quarts de ses effectifs.
« Il existe une vraie fenêtre de tir pour l'industrie et les emplois de production », affirme Mme Berger, qui a participé à l'enquête « Production in the Innovation Economy », menée durant trois ans sous l'égide du MIT et publiée à l'automne 2013. « Nous sommes arrivés à la conclusion que la production industrielle ne peut pas être considérée comme une simple commodité qu'on peut laisser partir dans les pays à bas coûts », insiste-t-elle, tout en soulignant que la reconquête passe par « la mise en place d'écosystèmes intégrés où innovation et production jouent la proximité ».
Le gouvernement américain s'y est attelé en cofinançant, avec des consortiums privés, des centres industriels innovants. Un premier, consacré à l'impression 3D, a vu le jour en 2013 dans l'Ohio. Un deuxième, spécialisé dans les appareils basse consommation, a été inauguré le 15 janvier à Raleigh (Caroline du Nord) par Barack Obama, qui a promis d'en ouvrir au total une quinzaine. Le textile attend toujours le sien.
Demain, quatrième volet de notre série sur l'économie américaine : « Le boom des start-up à New York »
Stéphane Lauer
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