Ces magasins dont on s’ennuie Sears
Des chaînes et des enseignes fort appréciées ont néanmoins disparu, laissant derrière elles des souvenirs sans prix. Tout au long de la semaine, cinq de ces magasins sont évoqués par nos lecteurs –plus de 700 avaient répondu à notre appel àtous.Aujourd’hui: Sears.
«Le magasin Sears, pour moi, c’est le concept du magasin général d’antan, métamorphosé en grand magasin, entame Roch Bouchard. Moi, tout ce dont j’avais besoin, je pouvais le trouver dans ce même endroit.»
Il parle en connaissance de cause.
L’homme de 77ans habite depuis près d’un demi-siècle la petite localité de Sainte-Perpétue la bien-nommée, qui perpétue la tradition du petit magasin général où on peut se procurer «du pain, une paire de gants de cuir, de la moulée pour les poules, une génératrice…
C’est cependant avec ses catalogues plutôt que ses magasins que Sears est entré –tôt– dans la vie de RochBouchard.
Son père, mécanicien de locomotive pour le CN, s’est posé dans les localités où le propulsaient la convention collective et les bousculades de la liste d’ancienneté.
«Je suis né à Rivière-à-Pierre parce qu’il travaillait là», relate notre homme.
La famille s’est ensuite installée à Fitzpatrick, près de LaTuque, puis à Senneterre, en Abitibi, avant de déménager à nouveau.
L’unique point commun, la seule continuité, s’attachait au catalogue Sears, dans lequel sa mère faisait tous ses achats.
Le catalogue, c’était à peu près le magasin principal.On faisait à peu près tout venir par commande,en train.
Roch Bouchard
Même les vêtements des enfants étaient choisis sur la seule foi de l’illustration et achetés sans essayage. «Ma mère allait voir le poids et la taille dans la charte, elle retournait à la page du vêtement, et elle le commandait.»
Plonger ses racines chez Sears
«J’ai habité à plusieurs endroits au Québec, et je n’ai pas vraiment pris racine nulle part. De ce point de vue, Sears était un peu une racine, un repère, parce qu’il y en avait un peu partout.»
Il ne faut donc pas s’étonner que Roch Bouchard soit resté fidèle à l’enseigne lorsqu’il s’est installé dans le village natal de sa femme, peu après leur mariage. Il a ancré ses achats dans les deux magasins Sears les plus proches, celui de Trois-Rivières, sur deux niveaux, et celui de Drummondville, plus petit mais plus près.
«J’ai acheté de tout.»
Vraiment tout.
«J’ai acheté les ensembles de cuisine, de salon, le mobilier de chambre à coucher…»
Et les électroménagers de marque Kenmore, bien sûr. «La cuisinière, le frigidaire, la laveuse, la sécheuse. Ils sont peut-être âgés de 40ans, et ça fonctionne encore trèsbien.»
Autre marque maison réputée, les outils Craftsman ont peu à peu rempli son atelier.
«J’ai acheté je ne sais pas combien d’outils chez Sears. Et même un tracteur de jardin!»
Un tracteur de 26forces de type professionnel, précise-t-il. Une bête… «Je n’en ai jamais vu, même chez CanadianTire.»
Il énumère encore les téléviseurs, les petits électroménagers de cuisine, les outils dejardinage.
Le rotoculteur, les laveuses haute pression, les taille-bordures, les tondeuses… J’aitout acheté ça!
Roch Bouchard
Absolument tout, sauf la nourriture.
Il faisait même faire l’entretien de sa voiture au garage du magasin Sears de Drummondville, où il pouvait trouver des pneus et des pièces d’auto.
Et bien sûr, en toutes saisons, il s’est vêtu chez Sears de la tête aux pieds.
C’était vraiment mon magasin. Mes sœurs riaient de moi un peu. Quand elles me voyaient arriver avec un vêtement neuf, elles disaient: “Tu es allé chez Sears!” L’étiquette de Monsieur Sears me collait à la peau!
Roch Bouchard
Parce qu’il avait Sears dans la peau.
Une expérience affective
«Ce n’est pas juste le bien de consommation qui me manque. C’est toute la dimension psychoaffective, c’est-à-dire l’impression subjective d’être un vrai client, avec du personnel dans le magasin qui s’occupe du client», exprime-t-il avec une sensibilité et un vocabulaire qui trahissent son domaine d’activité professionnelle.
«Et en même temps, j’étais habité par ce sentiment de sécurité que je ne pouvais pas me tromper», ajoute-t-il.
Ces gens-là m’inspiraient confiance: ils me vendaient du bon matériel et si je n’étais passatisfait, ils allaient le reprendre et me l’échanger.
Roch Bouchard
Ces vastes magasins divisés en rayons bien définis, chacun peuplé de commis affables, lui donnaient le sentiment d’être «pratiquement dans un magasin général d’antan», précise-t-il en reprenant sa métaphore.
«L’atmosphère et ce sentiment de confiance qu’on trouvait quand on entrait dans un magasin Sears, je ne l’ai pas retrouvé.»
Après la fermeture du dernier magasin Sears, il a réalisé qu’il avait perdu ses repères pour l’achat de ses vêtements. Il a dû étirer ses déplacements, multiplier les commerçants, éparpiller sa loyauté.
«Costco, ce n’est pas une expérience client, c’est une expérience employé d’entrepôt», affirme-t-il, sans appel.
«C’est la métamorphose que le magasinage a subie au Québec», constate-t-il en guise de conclusion. «On est passés d’un magasin comme Sears, avec une dimension humaine, à Amazon, qui est une expérience virtuelle.»
Mais Sainte-Perpétue et son irréductible magasin général résistent encore, tant bien que mal, à l’envahisseur.
Sears! L’électroménager Kenmore, l’outillage Craftsman, les soldes de produits de qualité –à titre d’exemple, j’y ai acheté une batterie de cuisine haut de gamme à un prix dérisoire, une cafetière démo à moitié prix, des draps que nous ne pourrons pas user en 100ans –et un centre de réparations et d’entretien Sears à proximité.
M.de Repentigny
Je m’ennuie énormément de Sears, où je pouvais trouver des vêtements de toutes les gammes à prix abordables, ainsi que beaucoup d’autres articles de literie, de décoration, des meubles et même ma souffleuse à neige et ma tondeuse à gazon.
Nicole F.
Les catalogues et la vie
Isabelle Roy aussi s’«ennuie énormément des magasins Sears, pour plusieurs raisons».
Pour le catalogue, d’abord, répertoire de toutes les nostalgies.
«Dans les années1970, ma mère, comme bien des bonnes mamans, était à la maison, sans voiture, raconte-t-elle au téléphone. On était quatreenfants. Souvent, elle commandait dans le catalogue de Sears des cadeaux de Noël, des articles de tous les jours. C’était vraiment utile pour elle.»
À l’époque, les camions de Sears faisaient la livraison à domicile. «Pour ma mère, c’était merveilleux.»
Elle courait cependant le terrible risque que ses enfants soient témoins de la livraison d’un cadeau qui leur était destiné.
Ce drame est un jour survenu.
«Je me rappelle, c’était un cadeau de Noël. J’étais à côté. Elle a dit: “Ce n’est pas pour vous, c’est pour la voisine.”»
Elle l’avait crue. «On croyait notre mère, dans ce temps-là.»
Isabelle repérait ses jouets préférés dans le catalogue aux pages aussi lustrées que ses rêves, puis les désignait àsamère.
«Je jouais beaucoup avec les Barbie et j’avais vu une grosse roulotte de Barbie», relate-t-elle.
Le véhicule jouet –ou véhicule récréatif, dit-on aussi– montrait une flamboyante carrosserie jaune citron et orange vif.
«Et je l’avais reçu en cadeau! J’étais la plus heureuse du monde.»
Le véhicule la transporte soudain dans une autre réminiscence: «J’ai le souvenir aussi de ma fameuse poupée… Ah, mon Dieu!»
Un monde oublié vient de réapparaître…
«Elle s’appelait Crissy. Tu pesais sur un bouton en arrière et tu pouvais lui allonger les cheveux. Je l’avais vue aussi dans le catalogue. J’ai tellement joué avec elle!»
Travailleuse chez Sears
Devenue étudiante, Isabelle Roy a travaillé quelques années comme caissière au magasin Sears des Galeries de Hull, comme pour maintenir la tradition familiale. «J’ai fait les articles de cuisine, les vêtements pour enfants. Il y avait aussi un comptoir à bonbons en vrac. Ça, je m’en rappelle très bien.»
Pour de très bonnes raisons.
«À la fin de la journée, je m’achetais toujours des bonbons, parce que toute la journée, j’en avais servi aux clients.»
Depuis son comptoir, c’est aussi tout le catalogue des petits stratagèmes qui s’est déployé sous ses yeux. «La dame qui venait s’acheter une robe le vendredi et la retournait le lundi», donne-t-elle en exemple.
Ou cette cliente qui venait remplacer sa poussette à répétition. «Il y avait toujours quelque chose qui ne fonctionnait pas. Au bout de trois poussettes, elle est revenue pour dire qu’elle n’en avait plus besoin et qu’elle voulait un remboursement.»
La dame poussait sa chance un peu loin, mais le gérant le lui a tout de même accordé. «Il lui a dit: “Je pense que vous êtes mieux d’aller magasiner ailleurs la prochaine fois.”»
Sans aller jusqu’à dire qu’il s’agissait d’un job de rêve, Isabelle a travaillé chez Sears en pyjama.
«Je ne pense pas que ça se faisait dans la région de Montréal, raconte-t-elle. Quand je travaillais au Sears de Hull, dans le temps des Fêtes, il y avait une espèce de vente, qui s’appelait quelque chose comme Folie de minuit. Ils ouvraient le magasin jusqu’à minuit le vendredi. Ça attirait du monde, c’était fou! On avait le droit de se mettre en pyjama pour aller travailler. À 23h30, il y avait encore des clients qui entraient dans le magasin.»
Ses enfants reprennent le flambeau
Jeune mère de famille, Isabelle Roy a continué à faire ses achats chez Sears.
À leur tour, ses deuxgarçons ont repris le flambeau et le catalogue.
La fête de mon plus jeune est dans le mois de septembre, et en septembre, on recevait le catalogue. Pour eux, c’était un rituel. Ils s’assoyaient avec le catalogue et ils découpaient cequ’ils voulaient.
Isabelle Roy
Heureusement, ils n’ont jamais affronté le dilemme cornélien de deuxjouets fascinants qui apparaissent au verso et au recto de la même page.
«Soit ils collaient l’image sur une feuille, soit ils la collaient sur le frigidaire avec des aimants. Ça, c’est des beaux souvenirs, et ça reste!» Surtout avec de gros aimants.
L’un de ces avis de recherche concernait une voiture de police que le plus jeune souhaitait prendre dans ses menottes.
«Il y avait trois boutons, et chacun avec une sirène différente. À l’époque, il voulait devenir policier.»
Trois sirènes: la hurlante, la stridente et la crispante.
Malgré tout, les parents ne l’ont pas regretté.
«On avait un truc pour les jouets bruyants. On mettait du ruban adhésif sur les haut-parleurs. Ça faisait moins de bruit.»
J’adorais recevoir leurs catalogues, surtout les semi-annuels. Ils étaient volumineux et avaient une grande variété de produits. Aussi on y trouvait des grandeurs non standard autant pour les vêtements que pour les chaussures. Et si le produit ne nous convenait pas, c’était si simple de le retourner et d’obtenir un remboursement.
D. Gravel
Les concurrents delanostalgie
Simpsons
Un grand magasin me vient en tête souvent, les magasins Simpsons. Je me souviens très bien de ma première visite dans ce magasin au début des années1980. Ma grand-mère m’a amené aux Galeries d’Anjou à bord d’un autobus organisé pour une journée magasinage. L’odeur du parfum L’Air du temps de Nina Ricci embaumait l’endroit. Cette odeur me ramène encore à cette époque aujourd’hui.
L.Pelletier
Eaton
Eaton, sans contredit! Celui du centre-ville, évidemment. Pour ses petites boutiques haut de gamme disséminéesà travers les différents rayons. Pour ses ascenseurs mécaniques manœuvrés par des “vraies hôtesses”. Pourses deuxcatalogues saisonniers et celui de Noël. Pour Noël, particulièrement: la vitrine animée, le défilé annuel, la boutique des jouets, et surtout le VRAI père Noël! Finalement, par-dessus tout, pour sa magnifique salleà manger de style Art déco.
H. Avon
La petite histoire deSears
La petite entreprise de vente par correspondance Sears, Roebuck and Company a été fondée à Chicago en 1892.
Son premier magasin, ouvert en 1925, a été suivi d’une pléthore de grandes surfaces Sears, à la faveur du développement des banlieues.
Sears est apparue au Canada en 1952 quand elle a créé un réseau pancanadien de vente par correspondance avec la chaîne Simpsons. Le premier magasin Simpsons-Sears a ouvert ses portes l’année suivante. Le premier à l’enseigne Sears est apparu en 1973. Le partenariat a été dissous quand La Baie a acquis Simpsons en 1978.
Toutes deux dépassées par Walmart, Sears et Kmart ont fusionné en 2005 sous le parapluie Sears Holdings.
Les pertes récurrentes des deux chaînes et les décisions controversées de son actionnaire principal EdwardLampert ont mené à la faillite de Sears Holdings en 2018.
Elle-même aux prises avec d’importants problèmes de liquidités, Sears Canada avait lancé une première vague de fermetures en juin2017, avec 2900pertes d’emploi.
En octobre2017, Sears Canada a obtenu l’autorisation du tribunal de vendre ses derniers actifs, licenciant 12000employés supplémentaires. Ses derniers magasins ont fermé en janvier2018.