Pourquoi Joe Goldberg, le personnage de la série "You", fascine-t-il autant ?

14/05/2022 Par acomputer 798 Vues

Pourquoi Joe Goldberg, le personnage de la série "You", fascine-t-il autant ?

26 décembre 2018. Les spectateurs de Netflix, médusés, ont fait connaissance avec Joe Goldberg, l'antihéros de la série You. Penn Badgley – ex-Dan Humphrey, harceleur certes moins dérangé de Gossip Girl – y incarnait un libraire obnubilé par Guinevere Beck, jeune écrivain en devenir. Prêt à tout pour se muer en petit ami idéal, Joe épiait l’appartement de la jeune femme, surveillait ses textos, volait ses sous-vêtements et irait jusqu’à tuer sous prétexte de la protéger.

Un an plus tard, Joe a fait son retour sur Netflix pour une deuxième saison du show, le jeudi 26 décembre. Désormais exilé à Los Angeles, il va rapidement se laisser envahir par ses vieux démons... Le compte Twitter officiel de la série avait déjà dévoilé un court teaser de cette nouvelle salve d'épisodes, le lundi 11 novembre.

Si l'intrigue de la première saison semblait glaçante de prime abord, certains internautes avaient néanmoins été portés par la voix off de Joe, son physique avantageux et son romantisme exacerbé, et le qualifiaient de héros «sexy» ou «attachant». Parmi eux, Millie Bobby Brown, elle-même vedette de la série Stranger Things. L’actrice de 14 ans avait ainsi publié une story Instagram, le mardi 15 janvier, dans laquelle elle affirmait que Joe n’était pas «effrayant» mais «simplement amoureux». Avant de présenter ses excuses, dépassée par le lynchage médiatique qui s’en est suivi. Michaël Stora, psychologue et cofondateur de l’Observatoire des mondes numériques en sciences humaines (OMNSH), décryptait pour nous la polémique You.

Lefigaro.fr/madame. - Que vous inspire le personnage de Joe Goldberg ?Michaël Stora. - L’histoire de Joe est un concept déjà vu dans d’autres séries, notamment dans Dexter. Il fait partie de ces serial killers qui vont justifier, sous prétexte d’une morale, d’être des tueurs. La dimension supplémentaire de Joe est son romantisme teinté de paranoïa. Le paranoïaque, souvent, explique son emprise sur une personne par le fait qu'il cherche à la protéger. C’est ce que l’on appelle de l’érotomanie - la conviction délirante d'être aimé.

"Joe était lui-même sous l’emprise de quelqu’un"

En quoi ce personnage est-il dérangeant ?Joe est dans cette problématique d’une justification qui est celle de l’amour : c’est là où se situe l’ambiguïté. Dans ce cas de figure, la passion viendrait comme «excuser» l’atrocité. Joe est ce que l’on appelle un paranoïaque sensitif et sensible. Contrairement au paranoïaque «classique», d’une froideur terrible et très logique, le paranoïaque sensitif est davantage dans la passion. Là où se situe la pathologie très inquiétante de Joe Goldberg, c’est qu’il passe à l'acte.

Pourquoi Joe Goldberg, le personnage de la série

À quel moment franchit-il la ligne rouge, celle du meurtre ?Joe Goldberg, durant son enfance, est parfois enfermé dans une cage par son mentor, qui l’a recueilli et lui inculque brutalement ses valeurs. On retrouve cette idée d’amour-haine, de punition-récompense. Cela montre bien que Joe était lui-même sous l’emprise de quelqu’un. Il va donc, pour le bien de l’autre, retourner à une position dans laquelle il était passif pour devenir acteur. En pédopsychiatrie, les enfants qui auront des tendances psychopathiques ont souvent vécu de grands traumatismes. C’est un peu le mythe des cavernes. Très petit, vous êtes élevé avec cette idée que la vérité est d’abord celle de l’adulte référent, et que ses passages à l’acte sont tous justifiés. Le fait que Joe remette ses victimes dans la cage en verre est significatif. Cela découle de son propre apprentissage.

"You", la bande-annonce de la saison 2

À l’inverse, en quoi Joe Goldberg est-il séduisant pour certains ?Ce personnage peut toucher car il est envahi par un amour-passion, ce qui est quand même un des moteurs propres à l’adolescence. L’amour-passion est un amour où l’on cherche à remplir l’autre, ou à se remplir de l’autre. D’une certaine manière, on sait que Joe est aveugle. Il veut aider cette fille dont il est fou amoureux tout en n’acceptant pas ce qu’elle est, ses erreurs passées, ses relations toxiques, sa liberté propre.

"La voix off fait que le spectateur peut justifier l’injustifiable"

Sur Twitter, certains qualifient ce personnage de «sexy» et «attachant». Comment des spectateurs en viennent-ils à occulter les tendances psychopathes de Joe, au profit de ses qualités physiques et de son romantisme ?On peut aussi, j’imagine, voir une certaine fragilité dans le personnage de Joe. Un peu à l’image de Psychose, avec Anthony Perkins, qui est un personnage très inquiétant mais terriblement séduisant. Dans Harry, un ami qui vous veut du bien, le protagoniste tue tous les proches de son ami d'enfance sans aucune justification, alors que dans You, la voix off fait que le spectateur peut justifier l’injustifiable. C’est la beauté de Joe, sa sensibilité, sa souffrance qui peuvent rendre le personnage attachant. À l’adolescence, on est quand même pris de ce besoin vital d’aimer ailleurs. On n’a connu que l’amour-passion de la mère, par exemple, et certaines adolescentes peuvent chercher à se débarrasser de cette première passion pour se tourner vers le «sauveur» incarné par Joe.

Y a-t-il une forme d’addiction et de cycle infernal du stalking ?Contre toute attente, les premiers «stalkers» sont les parents. L'inquiétude véhiculée par les médias et certains collègues psychiatres qui leur disent de faire attention à leurs ados en sont responsables. Sans parler d’addiction, je dirais qu’il y a une tendance à révéler un lien passionnel en stalkant sur les réseaux sociaux. Quand on est très amoureux, on va regarder souvent le profil de celui que l'on aime pour vérifier sans forcément surveiller. Cela vient révéler une tendance à la jalousie, la paranoïa ou l’inquiétude.

Heathcliff dans Les Hauts de Hurlevent, Edward Cullen dans Twilight, Joe dans You… Pourquoi la frontière entre l’amoureux idéal et le harceleur malsain peut parfois s'avérer si floue ?Il y a déjà les séries du moment, comme Game Of Thrones, qui font disparaître la question du bien et du mal, où la perversion est justifiée. Le manque de valeurs dans ces séries montre bien cette problématique de limites. Et puis au fond, dans la passion amoureuse, il y a quand même cette question de l’interdépendance et de l’emprise. Il suffit de lire Roméo et Juliette, de William Shakespeare, pour constater que l’amoureux idéal, voire l’amant idéal, peut nous faire vivre mais également nous faire mourir. Cette idée est propre à l’adolescence et à la sexualité, teintée d’Eros et de Thanatos – comprenez, d’amour et de haine. Mais aussi de peur. Faire l’amour, c’est aussi être sous emprise, être possédé. La fiction va justement jouer sur l’idée qu’accepter une histoire d’amour est aussi mourir, quelque part.

* "Hyperconnexion", de Michaël Stora et Anne Ulpat, aux éditions Larousse.

* Cet article initialement publié le 18 janvier 2019 a fait l'objet d'une mise à jour.

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