Shaïna, violée à 13 ans, tuée à 15 ans : "Pour eux, elle l'avait bien mérité"
Shaïna n'avait que 15 ans lorsqu'elle a été tuée dans un cabanon d'un jardin ouvrier, sous les fenêtres d'une barre de logements HLM à Creil, dans la cité du Plateau-Rouher. Poignardée, puis brûlée. Son petit ami de l'époque, Omar O., s'en est vanté devant ses amis : « J'ai fait une dinguerie », ont rapporté ces derniers à la police, après que la nouvelle de la découverte du corps de l'adolescent s'est ébruitée. Shaïna était enceinte d'Omar. Shaïna avait une réputation, c'était une « fille facile ».
Son meurtre survient au terme d'un long processus de violence que la jeune fille a subi et dans lequel les garçons, le quartier, ont joué un rôle déterminant ; à 13 ans, Shaïna a été victime d'un viol collectif, diffusé en direct sur les réseaux sociaux. Les auteurs présumés : son petit ami de l'époque et deux de ses camarades. Shaïna, profondément traumatisée, avait choisi de porter plainte. Les trois sont jugés par le tribunal pour enfants de Senlis à partir de lundi 31 janvier, ainsi qu'un quatrième garçon pour des faits d'agression survenus un autre jour.
« C'est la première fois que je rencontre cette situation, confie à Marianne l'avocate de la famille, Maître Negar Haeri. C'est très difficile d'aborder ce procès pour agression sexuelle sans tenir compte de l'issue de l'histoire. » Car si Shaïna est tuée, deux ans plus tard, par un autre « on ne peut pas ignorer que ces garçons et notamment son premier petit ami Ahmed*, ont fait de Shaïna une "fille facile", qui n'a plus aucune valeur », analyse l'avocate. Et dont il suffit de se débarrasser.
Un viol collectif retransmis en direct
La mécanique de la violence est implacable. Tout débute par une photo de Shaïna dénudée dont Ahmed se sert pour la faire chanter et exiger qu'elle accède à ses désirs sexuels. Cette photo lui permet d'attirer Shaïna dans la clinique désaffectée où elle dit avoir été violée. Et ce viol, retransmis en direct sur les réseaux sociaux, participe à renforcer la mauvaise réputation de Shaïna, une « grosse pute », comme lui disent ces garçons qu'elle croise juste après son viol, alors qu'elle est encore sous le choc. Elle comprend que tout le monde sait déjà – et que c'est de sa faute.
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Ce jour-là, le 31 août 2017, Shaïna est contrainte de rejoindre Ahmed devant une clinique désaffectée du quartier. Si elle ne vient pas, il rendra publique la photo intime de l'adolescente. Devant la clinique, Ahmed l'attrape par les cheveux, la traîne à l'intérieur. Il lui aurait réclamé une fellation, qu'elle refuse. Deux amis d'Ahmed auraient alors surgi. Ils maintiennent l'adolescente, la forcent à se déshabiller, l'agressent sexuellement, la violent avec un tube de Labello. L'un des garçons lui aurait même mordu les seins. Une vidéo de ce calvaire a été retrouvée par les enquêteurs, on y voit Shaïna assise sur un banc, tentant de couvrir sa nudité avec son pantalon. Les garçons l'insultent : « Tu es une pute », une « grosse pute ». L'un des garçons se jette sur elle, Shaïna se débat, la vidéo s'arrête.
« Shaïna se déshabille facilement »
La mère de Shaïna tente de la joindre. « Elle m'envoyait tout le temps des messages, se rappelle-t-elle auprès de Marianne. Mais j'essayais de l'appeler, ça coupait, elle ne répondait pas. Quand on l'a retrouvée, elle était complètement sous le choc. » Des ecchymoses sur le corps, les vêtements déchirés, Shaïna est en état de sidération. Ses parents n'hésitent pas : « Je lui ai dit : "On va au commissariat ?" Elle a dit oui. On est des gens tranquilles, on n'a rien à cacher. On voulait la justice. »
La justice a-t-elle été à la hauteur ? À plusieurs reprises, le traumatisme vécu par Shaïna apparaît remis en question par les fonctionnaires à qui elle est présentée, comme le révèle Charlie Hebdodans une enquête parue mercredi 26 janvier. La médecin légiste estime qu'on « ne perçoit pas d'affect de tristesse, de honte ou de sentiment de culpabilité. Shaïna parle et se déshabille facilement. » La policière qui a pris sa déposition, trace en lettres majuscules : « DISONS QU'AU COURS DE L'AUDITION Shaïna NE MANIFESTE AUCUNE ÉMOTION PARTICULIÈRE ».
La mère de l'adolescente ne comprend pas comment de telles déclarations ont pu être consignées : « La policière dit que Shaïna ne montrait pas d’émotion, mais ma fille était en état de choc.On a été au commissariat tout de suite après, ça a duré jusqu'à minuit, Shaïna n'avait rien mangé, je me rappelle qu'elle avait les lèvres gercées. »
« Il aurait fallu qu'on cache notre fille »
« Après ça, Shaïna est restée dans le noir pendant 3 ou 4 semaines. On a essayé de tout changer, notamment le collège. Mais dans le quartier, à l'extérieur, on lui faisait tout le temps des remarques. C'était elle la fautive, elle l'avait bien mérité », se rappelle sa mère. D'autant qu'Ahmed et ses complices présumés ont leur propre version ; Shaïna a insisté pour avoir un rapport sexuel, ce sont eux qui se sont refusés à elle. Elle aurait tout inventé pour se venger. Dans le quartier, on ne lui pardonne pas d'avoir porté plainte : « Ici, certains pensent qu'il aurait fallu qu'on cache notre fille. Vous savez, on est une famille musulmane, mais nous sommes des gens ouverts. Dans notre religion, il n'y a rien qui exige que nous cachions nos filles. Shaïna, c'était notre princesse. »
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Shaïna change de collège et continue à supporter les reproches et les insultes. Ahmed est mis en examen, placé sous contrôle judiciaire en centre éducatif fermé. Contre l'avis du parquet, rapporte Charlie Hebdo, le juge d'instruction a mis fin à ce placement au bout d'un mois seulement. Le jeune homme a l'obligation de quitter Creil. Au bout d'un an, il demande à revenir. Encore une fois, le juge d'instruction accepte, contre l'avis du parquet. Ahmed revient à Creil, alors qu'il continue de menacer et de harceler Shaïna sur les réseaux sociaux.
« Un penalty dans la tête »
Le 1er mai 2019, la mécanique de la violence franchit une nouvelle étape. Ahmed croise Shaïna dans le quartier, celle-ci tente de rejoindre un parc, se pensant protégée par la foule. Le garçon la rattrape. Avec plusieurs de ses amis, il passe l'adolescente de 15 ans à tabac. Frappée avec un bâton, elle perd connaissance. Une amie de Shaïna présente ce jour-là raconte à la police comment la jeune fille a été battue au sol. L'enquête va mettre au jour des échanges de SMS entre les agresseurs, dont certains se félicitent de lui avoir « mis un penalty dans la bouche ». Ahmed est mis en examen pour « violences en réunion, menaces de mort et vol ». Le juge d'instruction refuse le placement en détention provisoire, ne le place même pas en centre éducatif fermé. Ahmed reste libre, sous contrôle judiciaire.
« Après cette agression, Shaïna était devenue encore plus déterminée, nous raconte sa mère. Elle voulait devenir avocate, elle ne voulait plus se laisser faire, ni par Ahmed ni par les autres. » L'adolescente semble prendre conscience de sa propre liberté : elle affronte ses agresseurs, porte plainte, confirme ses dépositions même lorsque les enquêteurs se montrent peu coopératifs. « Elle a été constante sur l'essentiel, elle a été très courageuse, analyse Maître Haeri. Beaucoup lui ont fait payer cette liberté. Si Shaïna avait été agressée par un Guy Georges, alors on l'aurait pleurée. » Mais Shaïna a été violée par son petit ami et ses copains. « Mais les violences que Shaïna s'inscrivent dans des relations préétablies, et ceci doit nous interroger. On ne pardonne jamais à une fille de revendiquer cette forme de liberté et de séduction ».
Un quartier « pro-Omar »
Six mois après avoir ce violent passage à tabac, Shaïna est poignardée et brûlée dans un cabanon de la cité par un autre garçon, son nouveau petit ami dont elle est enceinte et qui n'assume pas de sortir avec elle, la « fille facile ». Dans le quartier, la famille ne reçoit pas beaucoup de soutien. « Il y a beaucoup de gens qui sont pro-Omar [du nom de l'assassin présumé] », confie, le ton résigné, la mère de Shaïna. Comment peut-on soutenir un homme soupçonné du meurtre d'une adolescente ? « Pour eux, ma fille l'a mérité, elle n'aurait jamais dû porter plainte contre Ahmed. Il aurait fallu qu’elle se taise. »
La mère explique même avoir subi des pressions : « Une dame est venue chez moi, m’a dit de ne pas porter d'accusations contre Omar. On m'a dit qu'elle était de sa famille. » Alors que Shaïna vient de mourir, un homme se présente également à leur domicile. « Des rumeurs disent que des témoins ont été approchés pour atténuer leurs déclarations… On n’arrive pas à comprendre ça, comment ces gens-là peuvent blâmer notre fille. »
Combien de Shaïna ?
« Le meurtre de Shaïna donne tort à tous ceux qui, dans les deux premières affaires, ont renversé les responsabilités, faisant d'elle celle qui provoquait et la responsable de sa situation. Elle est une sorte de figure martyr pour nous tous, pour qu'on prenne enfin ces questions des violences sexuelles et sexistes au sérieux », estime Negar Haeri. Et peu importe si les protagonistes ont changé : « C'est le même continuum de violence qui se poursuit. »
Un continuum de violence qui fait, à Creil et ailleurs, d'autres jeunes victimes. Avec la même mécanique : obtenir des faveurs sexuelles des jeunes filles, puis s'en servir pour les faire chanter et disposer de leurs corps. Une fois désignées « filles faciles », elles peuvent être déshumanisées et, dans les cas les plus extrêmes, tuées. « On sait très bien qu'il y a plein d'autres Shaïna dans le quartier. Ces jeunes filles ont honte : elles ne porteront jamais plainte pour des faits de viol, leur copain peut les faire chanter », s'inquiète la mère de Shaïna. Les quatre agresseurs présumés de l'adolescente seront jugés lundi 31 janvier et mardi 1er février. Aucune date n'a encore été fixée pour le procès d'Omar, mis en examen pour l'assassinat de la jeune fille.
* Le prénom a été modifié.
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