Virginie Troussier, sur le drame du pilier du Frêney : « ce n'était pas mon histoire, mais je crois qu'elle l'est devenue »
Le11 juillet 1961, sept alpinistes, quatre Français et trois Italiens, partentensemble tenter la première ascension du Pilier du Frêney dans le massif duMont-Blanc. Pris dans la tempête pendant cinq jours et cinq nuits, quatre n’enréchapperont pas.
© éditions Guérin / Paulsen
La première ascension du Pilier du Frêney, un des plus grands drames de l’histoire de l’alpinisme, adéfrayé la chronique à l’époque et fait l’objet de nombreux récits depuis. Pourquoi avez-vous souhaité l’aborder ?
Cette histoire, je la connais depuis longtemps, commela littérature qui en parle, puisque je travaille pour la page livres de Montagnes magazine. Écrire ce livren'était pas mon idée, mais celle de Charlie Buffet, mon éditeur chez Guérin quiest venu me chercher. Mais j'étais très frileuse et j’ai failli refuser, car l'histoireavait été racontée par les protagonistes eux-mêmes.
Que dire de plus ? J'avaispeur de ne pas y arriver, ni d'être à la hauteur. Charlie Buffet a eu l’œil etle flair d'un bon éditeur en me guidant pour faire fusionner ma façon d'écrire surla montagne et ceux qui la parcourent, et l'histoire du Frêney. J’ai alors voulu me relier intimement àl'histoire et écrire avec la matière, le froid, la neige, la foudre. Et puis il y avait un élément pour enrichirmon histoire qui était que Pierre Mazeaud est toujours en vie et que j’ai pu lerencontrer.
Comment vit-il avec cette perte, 60 ans après ? Est-cetoujours en lui ? Qu'est-ce que la perte en montagne, le deuil ? Voilà desthématiques que je voulais explorer. Et finalement, Charlie m'a en plus confiédes entretiens qu'il avait eu avec Walter Bonatti au sujet du Frêney. Aveccette matière, je me suis lancée dans une sorte d'enquête en rencontrant des personnes qui ont pu connaitre Bonatti, desgens qui vivaient à Chamonix au moment des faits, ou encore la petite amie deRobert Guillaume, j’ai lu toute la presse de l'époque, et je suis alléeplusieurs fois sur les lieux, dans la face sud du mont Blanc.
Je me suisplongée dans cette ambiance, cette histoire, j’ai vécu avec ces personnages, ettrès vite et je n'ai plus eu envie de les laisser. Jusqu'à la publication etles premiers retours, j'étais très anxieuse, inquiète, surtout pour ce quiconcernait ma légitimité. Car je n’ai pas le niveau pour faire l’ascension enquestion !
PierreMazeaud vous a adoubé après avoir lu votre texte, une très belle vidéo entémoigne. C'est en soi déjà une performance !
J’aime beaucoup cet homme qu'on m'avait dit trèsintègre, ce qui se vérifie tout de suite. En franchissant le palier de sa porte,j’ai senti que c'est une personne sur qui on peut compter, qui n'est pas làpour raconter des histoires et cerne très vite ses interlocuteurs. Ens'asseyant à son bureau il m'a d'ailleurs dit, droit dans les yeux : « Franchement, pourquoi vous écrivezlà-dessus ? Tout a déjà été dit ! Je ne vois pas l'intérêt, vous n'étiez pasavec nous »... Ça pose une ambiance (rires).
Je craignais sa lecture,et son retour est arrivé le jour de la parution du livre avec cette vidéo qui acirculé sur internet. Ses mots m'ont rendu très heureuse et m'ont beaucoupsoulagée. Je me suis rendue compte qu’un livre était véritablement terminé avecle retour des lecteurs. Au-delà d’une histoire extraordinaire, et plusgénéralement, j’ai l’impression que les lecteurs semblent avoir accueilli letravail de l'écrivain, l'expérience du langage, de la littérature. Les retoursmontrent qu'ils voient au-delà des faits. En lisant, quelque chose d’autre sedéroule et se déploie... J'en suis très heureuse, ma confiance en les mots n'apas été vaine.
Cetexte, haletant, sensible, charnel et psychique, est aussi une déclarationd’amour à la montagne. Quelle est lanature de votre lien avec elle ?
La montagne, j'en suis issue. Mon grand-père étaitalpiniste chevronné, lisait beaucoup sur le sujet. C'était toute sa vie, comme pourmon père. Et, si j’ai fait beaucoup de ski et de montagne, j’ai aussi un joureu envie de la quitter. Je la connaissais trop, j'avais besoin de découvrirautre chose.
Je suis donc allée vivre à Paris, aimantée par son histoirelittéraire et artistique. En quittant la montagne, j'ai appris à la regarderd'une autre manière pour m'en rapprocher autrement. Elle me manque, c’estpourquoi j'y retourne régulièrement. Charles Ferdinand Ramuz, qui vivait dansles montagnes Vaudoises avant de vivre à Paris disait : « c'est en m'éloignant d'elle que j'ai réussi à mieux lacomprendre. » C'est un peu mon histoire.
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— Winchester Pediatric Fri Dec 14 18:53:10 +0000 2018
La montagne, c’est bien sûrune tradition et une culture, mais j'y reviens sans doute plus pour la beautédes lieux que j'ai souhaitée transmettre dans mon livre. Cette histoire estcelle d’une course qui tourne mal, et il faut continuer à vivre. On a parlé detragédie, de drame, mais les ramifications m'ont aussi beaucoup intéressée :pourquoi ces gars continuaient de retourner en montagne pour l’explorer ?La réponse me semble là : l'amitié, les liens qui se nouent, se développent.Comme en mer, il y a quelque chose de fort qui s’y passe. Elle nous révèle etnous façonne. Et puis il y a l'effort physique dans un lieu majestueux, lafusion des deux vient me chercher dans quelque chose de brut, d'intime etd'instinctif.
N’est-cepas une vision très romantique des rapports humains en montagne ? Beaucoupd’inimitiés existent, et elles défrayent régulièrement la chronique, avec pourpreuve les derniers épisodes au K2.
Il y a bien sûr des dérives. Bonatti les a très malvécues, c'est d’ailleurs pourquoi il a arrêté après la face nord du Cervin,voyant poindre l'esprit de compétition. Pour lui, la montagne était un exercicespirituel, une manière de se connaitre, de puiser pour voir ce dont il étaitcapable. En lisant Montagnes d'une vie,on se rend compte qu’il regorge d'enseignement philosophiques très riches.
PourPierre Mazeaud, c'était autre chose. Contrairement à Bonatti, guideprofessionnel, c’était un amateur fou et très bon techniquement, qui partait levendredi soir de Paris, après une semaine de travail acharné, avalait les kilomètrespour aller à Chamonix, arpentait les montagnes tout le week-end et rentrait le dimanchesoir pour recommencer une nouvelle semaine dès 6h du matin ! Cette fougue,je veux aussi l’avoir toujours.
La montagne nous rend vivant, quelque chose s'intensifieavec elle, les contacts, les pas, les regards et les liens ! S’il y auratoujours des dérives de compétition et de premières, j'ai l'impression que cetteascension du Pilier du Frêney, le mystère qu’ils avaient laissé planer autourd’elle avant de partir, tout cela faisait surtout partie d'un jeu.
Nousvivons cernés par le virus, par les cas qui explosent, une situation qui esttrès anxiogène. En lisant ce livre et tous les risques que ces sept grimpeursont pris pour vivre, mais surtout survivre, on est saisi par une forme devacuité de nos existences, obsédés par notre propre mort.
Est-ce que sur cesujet aussi, celui de la mort, la montagne nous enseigne une autre façon de regarder ?
C'était très important pour moi de parler de la mort,car j'ai toujours écrit contre l'oubli et les pertes qui m'obsèdent et meterrorisent. J'avais envie d'écrire un livre vivant avec tous ces disparus. Detoute façon, on peut tout à fait être mort et présent, l'absence est aussi unegrande présence. Les montagnards ne meurent pas en fait, ils ne sont pas dansune tombe, ils sont sur les sommets.
En montagne, il y a toujours un risque, ondécide de le prendre ou non. Si je fais le lien avec le COVID, on prend tant deprécautions, tant de choses fondamentales sont évitées pour une forme desécurité, ce qui rend la situation actuelle très difficile à comprendre. Je nel'accepte pas, je la subis. À trop rester sur ses gardes, ne perd-on pas legoût de l’existence ?
Pour en revenir à Pierre Mazeaud, le dernierprotagoniste de cette histoire toujours vivant, il m’a dit qu'il a perdu sescamarades mais qu'il ressentait une forme de joie en pensant qu'ils étaientmorts là où ils auraient aimé mourir. Jeunes et joyeux, voilà les imageséternelles qui restent en lui, alors qu'il subit, lui, la vieillesse. J'aime safaçon d’être actif sur l'histoire, de ne pas subir les choses.
Dans le dernierchapitre, La douleur et la joie, jevoulais montrer la douleur de la perte, mais aussi qu’on pouvait renverser leschoses. Le titre du livre, Au milieu del'été, un invincible hiver, est un clin d’œil au texte tiré de Noces d’Albert Camus : « Au milieu de l'hiver, j'ai découverten moi un invincible été ». Ce qu'il voulait dire, c'est que quoiqu'ilarrive, il y a toujours une flamme, une autre dimension plus profonde qu'ilnous faut aller chercher. Les histoires ne sont jamais heureuses oumalheureuses, elles sont ce qu'on en fait.
Commentsort-on d'un tel livre, après avoir côtoyé des personnes de ce calibre ?Qu'a-t-il changé en vous ?
Au sortir d’un livre, on gagne toujours quelque chose,et j'ai beaucoup réfléchi à cette idée de vivre en étant vivant. Comme ces septalpinistes. Leur envie, leur fougue, leur ardeur, j'ai désormais envie de ladévelopper tout le temps et de garder en moi les personnalités qu'ils avaient.J'ai envie de vivre un peu de cette manière.
Ils ont été des compagnons de viependant deux ans, j'ai des photos d'eux autour de mon bureau et pour moi ilssont toujours vivants. Leurs photos me font oublier le drame et la tragédie,même si les larmes sont montées en travaillant le texte. Je penserai toujours àeux et ferai un pèlerinage du côté de l’arête de l'Innominata chaque été.
Jeveux également prendre soin de mes amitiés. Je vais aussi revoir Mazeaud pourparler de la montagne. Ce n'était pas mon histoire, mais je crois qu'elle l'estdevenue.
Lapostface de l’immense écrivain italien Dino Buzzati est en fait l’avant-dernierchapitre du livre. Pourquoi ce texte inséré dans le vôtre, et qui revientsur le mal-être qu’a ressenti Water Bonatti à qui on a beaucoup reproché d’êtrerentré vivant ?
C’est encore une idée de Charlie Buffet, une façonmagistrale de parler de la polémique que je ne souhaitais pas évoquer. PierreMazeaud m’avait dit : « Si onpense la montagne en termes de polémique on n'a pas compris la liberté que lamontagne nous permet, car c'est d'abord un espace de liberté et pas depolémique. »
Il faut imaginer le drame qu’a vécu Bonatti à son retouren Italie. Il revenait d’une épreuve terrible, il avait tiré le groupe presqu’àlui tout seul et s’en était sorti. Parmi les quatre morts, il y avait Andrea Oggioni,son frère de cordée avec qui il avait exploré les Alpes et les Andes. Et il n'apas pu assister à ses obsèques, la famille du défunt l’a mis dehors ce jourlà !
Le texte de Buzzati est parfait parce qu’il règle la polémique etsurtout, il dit en creux : « ilfaudrait qu'il y ait un peu plus de Bonatti et d'Oggioni sur terre. Regardonsautour de nous. Est-ce qu'il y en a ? Très peu, et pourtant cela ferait dubien ! » Aujourd’hui, dans notre époque, je pense aussi qu’ilsnous manquent.
Pourquoi ?
Parce que c’était des personnes qui prenaient desrisques, qui étaient très honnêtes, intègres, sensibles à l'amitié et auxhommes. Et surtout, ils suivaient leur instinct. C'était des supers mecs, quitentaient des choses. Je pense que c'est ce qui nous manque aujourd’hui. Il yavait chez eux une envie de vivre pleinement, passionnément. C'est leur passionqui nous manque.
On en parle beaucoup aujourd’hui, de passion, ne serait-ce quesur les réseaux : #passion #aventure #explorer. Mais je me dis que, desvrais passionnés, je ne sais pas s’il y en a tant que ça. Ce mot est galvaudé et ilnous manque des gens prêts à beaucoup pour assouvir quelque chose qui vient deleurs tripes. Et aussi, qui en parlent peu. La connaissance de soi et del'autre passe par un geste, un regard, une souplesse, des ellipses.
Au milieu de l'été, un invincible hiver, Virginie Troussier, éditions Guérin / Paulsen, janvier 2021, 128 p., 19,90 €