Face aux géants d'Internet, l'Europe révise son droit de la concurrence
Remettre de l'ordre "au chaos" qui règne sur Internet. C'est la promesse affirmée mardi par Margrethe Vestager, lors de la présentation du "Digital Services Act". La vice-présidente de la Commission européenne en charge du numérique et de la concurrence a levé le voile sur ce nouvel arsenal législatif très attendu, aux côtés de Thierry Breton, commissaire européen au marché intérieur.
En préparation depuis un an, ce "package" législatif est composé de deux grands règlements : le "Digital Services Act" (DSA) et le "Digital Markets Act" (DMA). Ils vont permettre de mettre à jour la directive e-commerce, en vigueur depuis 2000... Une époque où Google, Amazon et Microsoft étaient encore à leurs balbutiements, quand Facebook, YouTube, Twitter, Snapchat et autres réseaux sociaux n'étaient même pas encore nés. Si ces entreprises ont débuté comme simple moteur de recherche, site de vente en ligne ou réseau social, elles proposent désormais une multitude de services qui leur permet de couvrir des pans entiers de l'économie numérique.
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Adapter le droit européen à l'ère du numérique
L'idée est donc d'adapter le droit européen à l'ère du numérique pour répondre aux nombreux défis posés par les géants d'Internet, comme les fléaux de la haine en ligne et la désinformation, mais aussi les abus de position dominante.
Et de poursuivre : "Ce sont les deux facettes d'un même monde. Nous devrions pouvoir faire nos achats en toute sécurité et nous fier aux informations que nous lisons. Parce que ce qui est illégal hors ligne est aussi illégal en ligne."
Le "Digital Service Act" va redéfinir la responsabilité des grandes plateformes (comme Facebook, Twitter, YouTube...) sur le volet de la haine en ligne, de la désinformation et de la prolifération de produits contrefaits. Le principe : plus une plateforme compte d'utilisateurs, plus elle génère d'audience et plus ses responsabilités et ses capacités de réaction devront être importantes.
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Renforcer la lutte contre les contenus illicites
Ainsi, les plus grands acteurs - ceux dénombrant plus de 45 millions d'utilisateurs, soit 10% de la population de l'UE - se verront imposer des obligations de moyens (humains ou automatisés) pour garantir leur capacité à intervenir rapidement et supprimer les contenus illicites.
La Commission, qui veut contraindre les plateformes à être plus ouvertes, propose le principe de transparence des algorithmes. "Il n'est pas toujours évident de comprendre pourquoi un vendeur est mieux positionné par rapport à un concurrent sur un site de vente en ligne... Désormais, les plateformes devront expliquer le fonctionnement de leurs algorithmes - sans pour autant les révéler en détail - pour que nous comprenions qui influence nos décisions sur Internet", a détaillé Margrethe Vestager.
Concernant la contrefaçon sur Internet, les plateformes qui permettent de vendre en ligne devront désormais contrôler l'identité des revendeurs avant de les autoriser sur leur site. Les fraudeurs récidivistes devront être bloqués.
Pour contrôler ces nouvelles obligations, chaque Etat membre devra désigner une autorité nationale. En France, la Cnil (Commission nationale de l'informatique et des libertés), le CSA (Conseil supérieur de l'audiovisuel) ou encore l'Arcep (Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse) ont été évoqués. Au niveau européen, les autorité nationales formeront un conseil permanent pour assurer un suivi global.
@Maria59287036 @TheAnchoress I don't tell anyone else how to eat and I don't need to be converted to veganism or cl… https://t.co/hKZtNIO59o
— Melissa 🦄☕🚣♀️ Tue Nov 20 18:19:46 +0000 2018
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Identifier les plateformes structurantes
Le deuxième volet, via le "Digital Markets Act" (en français, Règlement sur les marchés numériques), vise à actualiser le droit actuel de la concurrence. A la différence du premier règlement - qui s'applique de façon horizontale à tous les acteurs du numérique - le DMA s'appliquera uniquement aux plateformes dites "structurantes", c'est-à-dire aux services devenus incontournables sur Internet. Si les deux commissaires refusent de les nommer explicitement, il s'agit ici de réguler les géants d'Internet, à commencer par les Gafa (Google, Apple, Facebook, Amazon). C'est pourquoi la Commission européenne propose trois critères cumulatifs pour identifier les "gatekeepers", ces plateformes qui jouent un rôle de contrôleur d'accès.
Premièrement, avoir une "taille d'entreprise qui impacte le marché intérieur". Cela sera le cas pour toute entreprise proposant un service de base dans au moins trois Etats membres de l'UE et réalisant un chiffre d'affaires annuel d'au moins 6,5 milliards d'euros au cours des trois derniers exercices fiscaux réalisées dans l'Espace économique européen ou une capitalisation boursière moyenne d'au moins 65 milliards d'euros au cours du dernier exercice.
Deuxièmement, une plateforme sera jugée systémique si elle "contrôle un "gatekeeper" pour les utilisateurs professionnels vers les consommateurs finaux". Cela sera le cas si une entreprise exploite une plateforme revendiquant plus de 45 millions d'internautes actifs mensuels et plus de 10.000 professionnels actifs annuels dans l'UE au cours du dernier exercice financier. Ce cas de figure particulier permet de cibler les plateformes dont dépendent des milliers d'autres entreprises, comme par exemple Amazon, qui permet à des TPE/PME de vendre leurs propres produits sur sa marketplace.
Enfin, si une entreprise cumule ces deux premiers critères au long cours, alors elle devrait répondre au troisième critère, qui consiste au fait d'occuper "une position ancrée et durable" au long cours. Dix entreprises rentrerait déjà dans ces cases : les incontournables Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft), mais aussi le site de réservation d'hôtels Booking, le géant chinois de l'e-commerce Alibaba, le groupe chinois Bytedance (qui détient le réseau social Tik Tok), le réseau social américain Snapchat et Samsung, selon une source proche de la Commission interrogée par l'AFP.
La Commission compte sur la collaboration des entreprises, qui devront dans un premier temps se définir elles-mêmes comme "gatekeeper" ou non.
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Encadrer l'utilisation des données par les géants d'Internet
Lorsqu'une plateforme sera définie comme structurante, elle devra respecter une série d'interdictions et d'obligations pour "garantir un environnement en ligne ouvert, équitable pour les entreprises et les consommateurs, et ouvert à l'innovation par tous", selon le règlement.
Dans cette optique, un large pan du règlement encadre l'utilisation des données. Par exemple, il sera ainsi interdit aux géants d'Internet de profiter des données de leurs clients professionnels pour les concurrencer - comme Amazon est accusé de le faire avec les revendeurs de sa plateforme. Les plateformes seront aussi contraintes de fournir à leurs entreprises clientes l'accès aux données qu'elles génèrent, et elles ne pourront plus utiliser des données collectées à travers plusieurs services pour profiler un utilisateur contre son gré.
Le fait d'empêcher les utilisateurs de désinstaller des logiciels ou des applications préinstallés sera également interdit car cela est considéré comme manifestement déloyal. Autre apport majeur : les plateformes "systémiques" devront notifier à Bruxelles tout projet d'acquisition d'entreprise en Europe, quelle que soit la taille de la cible et le montant d'acquisition, afin de contrôler l'accaparement de l'innovation.
Une entrée en vigueur espérée d'ici 2022
Il s'agit d'un changement radical de paradigme pour l'Europe, qui cherche désormais à prévenir les abus. Jusqu'ici, la Commission se bornait à simplement sanctionner les dérives constatées, à l'image des amendes infligées à Google en 2018 et 2019 pour abus de position dominante.
Un durcissement des sanctions est également proposé en cas d'infraction. Des amendes pouvant aller jusqu'à 6% du chiffre d'affaires mondial annuel de l'entreprise dans le cadre du DSA et 10% dans le cadre du DMA sont prévues. En cas de récidive, la Commission propose d'aller jusqu'à l'exclusion du marché unique voire même, le démantèlement.
Le package doit désormais être négocié pendant au moins un an avec le Parlement européen et les Etats membres, pour une entrée en vigueur espérée dans "les dix-huit prochains mois", estime Margrethe Vestager. L'avantage : contrairement aux directives européennes, qui doivent être transposées au niveau national par chacun des Etats membres, les règlements peuvent directement entrer en application dans toute l'Europe à compter du vote du Parlement européen et des accords des Etats membres.
Anaïs Cherif9 mn
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