"Le masque est l'exemple parfait du textile fonctionnel qui nous protège" (Regina Polanco - Pyratex)
(ETX Daily Up) - C'est en 2014 que Regina Polanco se lance dans l'aventure Pyratex avec l'envie de développer des textiles innovants et durables, aussi respectueux de l'environnement que de la santé humaine. Sept années plus tard, à 29 ans, Regina gère une équipe de seize personnes et a développé trente-trois matières naturelles produites localement à base d'orties, de déchets de banane, ou d'algues aux bienfaits multiples pour la peau. Rencontre avec la fondatrice d'une marque qui peut se targuer d'avoir une bonne longueur d'avance dans la course aux matériaux du futur.
Pyratex a été créée en 2014, bien avant que la course aux nouvelles matières durables et innovantes ne débute. Quel a été le point de départ de ce projet ? Je voulais développer une collection de mode, avec l'idée d'une marque en B2C, moderne, et adaptée aux besoins du consommateur actuel. Et c'est lorsque j'ai commencé à rechercher des matériaux pour cette collection que j'ai été frustrée de ne pas trouver cette association entre fonctionnalité et responsabilité, deux choses que j'estime indispensables. C'est comme ça que la marque Pyratex est née. Je me suis dit qu'avant de lancer une nouvelle marque, il fallait que je développe mes propres matières étant donné que je ne les trouvais pas dans l'industrie textile. En 2014, je me suis lancée en trois ans de R&D (recherche et développement, ndlr) pour développer les cinq premières matières Pyratex. Et à l'issue de cette première étape en 2018, alors qu'il fallait débuter la phase commerciale, je me suis rendu compte que pouvoir collaborer avec des marques de différents pays et différents secteurs était beaucoup plus intéressant et allait avoir beaucoup plus d'impact positif dans l'industrie que présenter ces matières à travers une simple marque.
Vous n'avez donc plus du tout l'intention de mettre ces matières en valeur à travers une marque propre ?Non. Ce qui est d'ailleurs intéressant aujourd'hui, c'est que nous sommes passés de cinq à trente formules différentes, et qu'une seule et même matière peut être utilisée par des secteurs très différents comme le prêt-à-porter, le sport, l'athleisure, les sous-vêtements, le swimwear, ou le footwear. Et il y a aussi d'autres applications, car on commence à travailler avec des marques de cosmétiques qui cherchent du textile réutilisable, et même des entreprises de l'industrie automobile. Finalement, le textile est principalement utilisé dans la mode, c'est vrai, mais également dans d'autres secteurs qui sont très intéressants et qui ont aussi besoin d'alternatives aux textiles traditionnels.
Quels types de matières premières utilisez-vous pour développer vos fibres naturelles ?Chez Pyratex, nous avons identifié des fibres, des ressources naturelles, qui n'ont jamais été utilisées dans le textile, et qui sont à la fois fonctionnelles - autrement dit qui ont des propriétés spécifiques comme une protection UV naturelle, des propriétés antioxydantes, antibactériennes, respirantes, ou de séchage rapide - et écoresponsables - qui nécessitent moins d'eau, d'énergie, et d'éléments chimiques tout en permettant à la planète de conserver ses ressources. L'algue, par exemple, est une fibre très intéressante. Non seulement elle prolifère de façon naturelle dans le nord de l'Atlantique, mais en plus elle n'a pas besoin d'être cultivée, et ne nécessite pas d'eau. Et la partie que nous utilisons ne détruit pas l'algue dans son intégralité. Nous travaillons également avec le chanvre, qui est une fibre qui a déjà été utilisée dans l'industrie textile mais pas dans la maille circulaire. C'est une fibre éco-responsable qui est très résistante dans le temps; ce qui est très important aujourd'hui pour conserver ses vêtements plus longtemps. L'ortie est également une fibre très intéressante car elle pousse de façon naturelle, d'autant plus que nous utilisons un type d'ortie qui vient de l'Himalaya; ce qui permet d'avoir un impact social positif. L'idée n'est pas seulement d'œuvrer pour l'environnement, mais aussi d'aider sur le plan humain. Nous avons également développé des textiles avec des déchets issus de l'alimentation, des déchets de bananes que nous transformons via un processus mécanique pour en faire du textile.
Vous proposez des fibres qui sont bénéfiques pour la planète mais aussi pour la peau. Pouvez-vous nous en dire plus ?Nous sommes effectivement très axés sur la fonctionnalité, et nous n'en sommes qu'au début sur ce point avec les formules que nous proposons à l'heure actuelle. Ce que l'on fait le plus au quotidien, c'est manger, dormir et s'habiller, et nous pensons qu'aujourd'hui on ne mange plus juste pour manger mais pour profiter des bienfaits des aliments. On croit que le textile doit aller dans cette direction, et que l'on doit porter des habits qui font du bien à la planète mais aussi à notre santé. Dans le domaine du sport, il existe déjà des matières qui possèdent des fonctionnalités mais pas dans nos habits de tous les jours alors qu'on en a besoin. La propriété antibactérienne est par exemple très intéressante, mais aujourd'hui c'est grâce à un traitement chimique dans la matière que les textiles possèdent cette fonctionnalité. Nous, nous cherchons des fibres qui ont naturellement ces propriétés, et qui évitent la prolifération de bactéries dans les textiles. Nos recherches se penchent aussi sur la protection UV, très demandée, et sur les fibres qui sont naturellement intelligentes et qui s'adaptent à la température corporelle.
Parmi la trentaine de matières mises au point, lesquelles sont les plus innovantes ?Ma préférée en ce moment est "Pyratex tropic I", qui est une matière faite avec du kapok, une fleur qui a des propriétés isolantes, thermiques, et que nous proposons à des marques qui recherchent des alternatives à la laine. C'est une matière qui est très belle, et qui a un aspect premium.
Quelles sont les marques qui utilisent aujourd'hui vos fibres ? Nous avons récemment fait un lancement très excitant avec AZ Factory, designé par Alber Elbaz avec nos textiles. La marque a développé toute une ligne de différents modèles qui s'appelle "Free To" avec deux de nos matériaux faits à base d'algues. Nous avons également lancé une collaboration avec Côme Éditions, qui est une marque française qui fait du prêt-à-porter et qui a développé des T-shirts avec notre matière à base d'algues pour la Journée mondiale de l'océan. A l'international, on travaille beaucoup avec Asics, qui trouve nos matières très intéressantes comme alternatives fonctionnelles à leurs matériaux principaux qui sont faits avec du polyester. Dans un autre domaine, nous avons collaboré avec Pangaia, qui se positionne comme un grand défenseur des matières alternatives, innovantes, et éco-responsables, et qui utilise beaucoup de nos fibres dans leurs collections. Et il y a également eu Nicholas Kirkwood, qui fait partie du groupe LVMH, qui a réalisé une chaussure avec l'un de nos textiles.
En quoi ces matières peuvent-elles révolutionner la mode ?La mode est la deuxième industrie la plus polluante au monde. Il est donc indispensable d'agir, d'une façon ou d'une autre, pour changer les choses. En plus, légalement, il ne sera prochainement plus possible d'utiliser certaines fibres car, comme dans l'alimentation, on est en train de vivre une phase de limitation dans l'usage de certains processus et de certaines fibres. Toutes les industries vivent des révolutions à certaines époques, et je pense que l'industrie textile est en train de vivre la sienne avec un changement complet des fibres que nous avons utilisées jusqu'à maintenant. Et ce sont toutes ces marques qui utilisent ces nouveaux matériaux qui contribuent à transformer l'industrie.
On se tourne aujourd'hui vers la nature pour mieux la préserver. Mais ne revient-on pas finalement à ce que faisaient nos grands-parents ou arrière-grands-parents ? En quoi est-ce innovant ?L'ère industrielle a donné accès à des fibres non locales, remplaçant ainsi les fibres locales qui étaient jusqu'alors utilisées. Le chanvre en est un grand exemple. C'est d'ailleurs très intéressant de faire le parallèle avec l'industrie des cosmétiques. Nous travaillons aujourd'hui avec des marques qui développent des textiles réutilisables, notamment pour se démaquiller, et c'est un exemple parfait de ce 'retour en arrière'. Aujourd'hui, nous utilisons des produits qui, par l'industrialisation, s'utilisent une fois et se jettent. Il est aujourd'hui question, d'une certaine façon, de rééduquer le consommateur et de l'aider à comprendre qu'il n'a pas besoin d'avoir des centaines de T-shirts dans son armoire, mais qu'il peut en avoir cinq qui vont durer longtemps s'il en prend soin et qu'ils sont fabriqués à partir de fibres de bonne qualité et durables.
La crise sanitaire a-t-elle été un tournant dans cette quête aux matières innovantes ? Oui, complètement. La prise de conscience s'est accélérée. Cette pandémie nous a tellement pris au dépourvu qu'on s'est tous rendu compte que tout était malheureusement possible, et on a tous eu cette sensation étrange de fin du monde. Beaucoup de consommateurs ont réalisé qu'aujourd'hui c'était le Covid, mais que demain ça pouvait aussi être le réchauffement de la planète. Les mentalités ont changé en matière d'éco-responsabilité, mais aussi en termes de fonctionnalité. Nous, nous avons toujours cru en la fonctionnalité, mais jusqu'alors ce n'était pas considéré comme une chose de très 'sexy'. Cela a changé. Les marques du prêt-à-porter et du luxe ont aujourd'hui envie de parler de fonctionnalité, et se tournent vers des matériaux qui protègent les consommateurs. Le masque est d'ailleurs l'exemple parfait du textile fonctionnel qui nous protège.
Pensez-vous pouvoir aller encore plus loin dans votre démarche éco-responsable ?L'idée est de travailler avec des fibres régénératives, comme les fibres de bois ou les algues, et de mettre l'accent sur la circularité. Nous produisons aujourd'hui des textiles qui sont moins néfastes pour la planète, mais nous souhaitons également fournir un cycle de vie qui ne s'achève jamais, et pouvoir offrir à nos clients la possibilité de recycler toutes nos matières. Nous le faisons déjà avec certaines de nos fibres, mais l'idéal serait de pouvoir le faire avec toutes.