Quand la montagne s’émancipe du ski alpin
«Le malheur des uns fait le bonheur des autres. Ici, les pentes sont douces. On se réapproprie la montagne ! » En ce mardi 26 janvier, ensoleillé et glacial, quarante centimètres de neige poudreuse recouvrent les pistes de La Plagne. Retraitée à Aime, au pied de cette station savoyarde de plus de cinquante mille lits, Christiane monte tous les jours faire une balade à skis de randonnée. Avec son amie Agnès, monitrice de ski qui bénéficie du chômage partiel, elle profite de la fermeture des remontées mécaniques qui, depuis 1961, ont accaparé le « deuxième plus grand domaine skiable du monde ». Une légère brise thermique fait tourner à vide un canon à neige devenu inutile depuis le 15 mars 2020.
Au « village » (artificiel) de Belle Plagne, un seul commerce sur une dizaine reste ouvert. L’office du tourisme tente de s’adapter à la situation sanitaire en sortant de nouveaux prospectus sur la luge, le ski de fond ou la « peau de phoque » (lire « Histoire d’une acculturation »). Des engins ont même damé quelques secteurs pour les moins aguerris qui seraient néanmoins prêts à remonter par leurs propres moyens, grâce aux peluches antirecul placées sous leurs planches.
Sur les pentes qui dominent les immeubles de La Plagne Bellecôte, Marie-Amélie et Didier évoluent en raquettes. Venus de Viry-Châtillon, cette infirmière et ce pompier, sous tension depuis des mois, voulaient décompresser une semaine : « D’habitude, on vient pour des vacances de ski, raconte Marie-Amélie. Au prix du forfait, on veut glisser au maximum. Cette année, on est venus pour des vacances de montagne. On prend le temps de découvrir la nature, le silence. On n’a plus les bars, les sorties du soir. Mais, franchement, la foule ne me manque pas. »
« Cela me fait penser à la ruée vers l’or. Dès que le métal précieux se fait rare, les gens s’en vont. Les portes des saloons battent dans le vent de sable. Chez nous, ce sont les télésièges qui se balancent, avec la neige qui forme des congères. » Vieux grognard des stations de ski, président d’honneur du syndicat national des moniteurs et conseiller régional Les Républicains en Auvergne-Rhône-Alpes, M. Gilles Chabert n’a pas réussi, cette fois, à jouer de son influence : « En tant que président des moniteurs, j’en ai obtenu des choses, toute ma vie, comme une dérogation au traité de Rome ou un étalement des zones pour les vacances scolaires. On avançait des arguments, en disant que la montagne, ce n’est pas tout à fait comme ailleurs. En face de moi, j’avais des gens qui prenaient des décisions politiques. Cette fois, on m’a opposé le côté scientifique, la santé des gens. »
En février 2020, des centaines de skieurs venus de l’Europe entière ont contracté le Covid-19 dans la station tyrolienne d’Ischgl. Six mois plus tard, la justice autrichienne inculpait plusieurs responsables, soupçonnés de ne pas avoir fermé le site assez tôt. Le souvenir de ce foyer de contamination et de celui de Courchevel, quelques jours plus tard, a sans doute pesé dans la décision des autorités françaises. La fermeture jusqu’à la fin de la saison tient également à un secret bien gardé jusqu’alors : la dangerosité des pistes de ski alpin. Le réseau épidémiologique Médecins de montagne estime à 150 000 le nombre de blessés chaque hiver (1). Au centre hospitalier de Grenoble, qui reçoit les cas les plus graves, on note un pic traditionnel des admissions pour un traumatisme nécessitant un « acte chirurgical opératoire » lors des vacances de février. Les blessés par traumatisme occupaient environ la moitié des lits de réanimation durant les trois hivers qui ont précédé la crise sanitaire. Les deux épisodes de confinement ont permis de réduire drastiquement leur nombre.
Maire de La Plagne et président de l’Association nationale des maires de stations de montagne (ANMSM), M. Jean-Luc Boch ne décolère pas : « On a mis en place des protocoles. On était prêts avant tout le monde. Et on s’est heurtés à un veto catégorique partant d’allégations fausses. Que l’on me prouve qu’il est plus dangereux de prendre un télésiège que de fréquenter le métro parisien ! Si on n’indemnise pas largement tout le monde rapidement, le modèle économique qu’on a forgé en soixante ans va s’écrouler comme un château de cartes. »
Voyant les stations suisses et autrichiennes ouvrir, les exploitants français espéraient une décision favorable, d’abord en décembre, puis le 7 janvier, et enfin le 20. En dépit des aides de l’État, ils s’attendent désormais à de lourdes pertes, explique M. Pascal de Thiersant, président de la Société des Trois-Vallées (Courchevel, Méribel-Mottaret et La Tania) : « Plus de 90 % de l’entreprise est à l’arrêt, les travailleurs sont chez eux et touchent le chômage partiel (84 % de leur salaire net). En 2019, nous avions fait 5 millions d’euros de résultat. Cette année, malgré l’aide du gouvernement — qui atteindra 32 millions d’euros, soit la moitié du chiffre d’affaires annuel moyen des trois dernières années —, nous aurons autour de 10 millions de pertes. »
Depuis décembre, le nombre de demandeurs d’emploi a bondi dans les vallées de la Tarentaise et de la Maurienne, les plus équipées en stations d’altitude. Les exploitants de remontées mécaniques ont globalement assumé leurs responsabilités en embauchant leur personnel saisonnier pour qu’il puisse toucher le chômage partiel. On ne peut pas en dire autant des autres employeurs de montagne, à l’avarice légendaire : « Environ deux tiers des saisonniers restent sur le carreau et ne touchent pas le chômage partiel, explique M. Antoine Fatiga, délégué général pour les transports à la Confédération générale du travail (CGT). Cela représente plus de soixante mille travailleurs, rien que dans les Alpes du Nord. Tous les secteurs sont concernés : magasins, hôtels, restaurants, cabinets médicaux. »
Le coût pour l’employeur est pourtant dérisoire compte tenu de l’intervention de l’État. Mais ce dernier laisse faire : « Le désespoir est terrible, s’indigne M. Fatiga. Il est indécent que des milliards d’euros soient mis sur la table pour le tourisme, sans conditionnalités. On demandait simplement que la direction du travail regarde le volume d’emplois de l’année précédente avant d’autoriser le recours au dispositif d’activité partielle. » Son organisation redoute une explosion de la misère si la réforme de l’indemnisation chômage est appliquée prochainement.
Tout le monde n’est pas logé à la même enseigne. Traditionnellement choyés par les pouvoirs publics, beaucoup de moniteurs de ski conservent des revenus confortables, qu’ils « optimisent » grâce à un double mode de calcul des indemnisations — soit sur la base du chiffre d’affaires du mois comparable, soit à partir de la moyenne de l’année antérieure. Le 1er février, le gouvernement a annoncé avoir déjà mobilisé « 4 milliards d’euros de soutien aux entreprises et aux salariés » et fait part de sa volonté de « renforcer et compléter les mesures de soutien exceptionnelles » pour les acteurs de la montagne. Les réseaux s’agitent en coulisse afin d’influencer à leur profit le « plan d’investissement pour le tourisme en montagne » annoncé par le premier ministre pour le printemps. « Ne changeons pas ce qui marche », clame M. Boch. Le président de l’ANMSM assure que la crise sanitaire apporte la démonstration que « rien ne peut remplacer le ski alpin » : « On a déjà des centaines d’activités annexes, ce n’est pas nouveau. Cela n’attire pas forcément les vacanciers. » Pas si sûr…
« La monoactivité fragilise »
Samedi 30 janvier. On est encore à la veille des vacances. En dépit d’un temps médiocre, le parc de stationnement du site des activités nordiques (ski de fond, biathlon, raquettes, etc.) de Corrençon-en-Vercors est saturé dès 9 heures du matin. Vêtements mal ajustés, pas du patineur un peu pataud, glissades et éclats de rire : l’arrivée massive de débutants a redonné aux pistes de ski de fond l’ambiance familiale qui y régnait dans les années 1980. Sur le pas de tir du biathlon (2), un jeune du plateau s’entraîne, aidé par les conseils d’un ami qui vérifie les cibles à l’aide d’une longue-vue. La complicité entre Émilien Jacquelin, nouveau champion du monde, et son mentor Martin Fourcade, quintuple champion olympique, attise la curiosité des amateurs alentour. Tous sont surpris de voir de si près leurs vedettes, dont les exploits télégéniques ont ringardisé le ski alpin et raflé dix des quinze meilleures audiences de la chaîne L’Équipe en 2020.
« Cette saison, nous faisons le chiffre d’affaires du siècle ! La meilleure année depuis la création de la redevance ski de fond, en 1985, se réjouit M. Thierry Gamot, président de Nordic France, qui regroupe les deux cents sites de l’Hexagone. Le 8 mars, nous étions déjà à 70 % de plus que la moyenne des cinq derniers hivers, 100 % de plus sur les plus petits sites. On le doit à un beau début d’hiver enneigé, à un transfert du ski alpin, mais aussi à un besoin renouvelé de s’évader, de nature ; et, bien sûr, l’effet Martin Fourcade… »
La redevance nordique ne représente qu’environ 10 millions d’euros en moyenne chaque année, soit 1 % du chiffre d’affaires des forfaits de ski alpin. « Beaucoup de sites nordiques sont aux avant-postes du réchauffement climatique : entre 1 000 et 1 200 mètres d’altitude, poursuit M. Gamot. Quand la neige tombe, on fait du ski, mais nous avons pris conscience de l’obligation d’anticiper, de nous diversifier, bien avant les autres. Nous devons tricoter à partir de multiples activités qui existent déjà ou émergent. Ce qui était un handicap est devenu un atout. »
Dès la fin des vacances scolaires d’hiver, le 5 mars, l’ANMSM alerte les rédactions : « Le taux d’occupation des quatre semaines de vacances d’hiver atteint 33 % pour l’ensemble des massifs, soit une baisse de 47,8 points par rapport à la même période en 2020. » D’autres éléments chiffrés permettent cependant de nuancer ce tableau, qui ne prend en compte que les lits commercialisés. Tout d’abord, selon les propres chiffres de l’ANMSM, la situation est fortement contrastée en fonction de l’altitude des infrastructures — à l’inverse des résultats habituels. Le modèle des stations à la française, artificiellement bâties sur des sites d’altitude vierges, apparaît de loin comme le plus affecté par la fermeture des remontées mécaniques (— 58 % de remplissage). Celle-ci touche beaucoup moins les stations de moindre altitude. Des structures d’accueil comme les gîtes font même aussi bien que les années précédentes, y compris sans restauration et en l’absence de clientèle étrangère.
Dans tous les massifs de moyenne montagne, des Pyrénées aux Vosges, tous les week-ends depuis décembre ainsi que les vacances de février ont été marqués par une très forte affluence. Les sites proches des grandes villes comme Grenoble, Nice, Chambéry ou Annecy ont connu des pointes de visiteurs à la journée rarement atteintes. Parmi les lieux les plus populaires, on retrouve d’anciennes stations de ski qui, fermées depuis plusieurs années faute de neige, proposent d’autres activités ludiques ou de découverte. La gendarmerie a dû mettre en place des dispositifs pour canaliser la circulation, voire interdire de rejoindre certains domaines congestionnés. Effet du confinement ? Contrecoup de l’interdiction du « ski mécanisé » ? L’attirance pour la nature ne s’est pas démentie depuis l’été, où elle s’était déjà traduite par une forte fréquentation en montagne. On a assisté à un engouement, voire à un emballement, pour toutes les activités hivernales, à commencer par les plus simples : marcher, faire de la luge ou des bonshommes de neige. Le public s’est renouvelé, avec beaucoup de jeunes et de familles venus des quartiers populaires. Fromagers et boulangers ont battu des records de ventes pour les pique-niques, quand les loueurs de matériel étaient complètement débordés.
« En quarante ans d’existence, nous n’avions jamais vu cela », témoigne M. Jean-Marie Lathuille, responsable du marketing chez TSL, premier fabricant de raquettes à neige d’Europe. Les usines de Rumilly et d’Alex, en Haute-Savoie, ont dû travailler en trois-huit pour faire face à une demande de réassort colossale. Avec un tiers du marché mondial, l’entreprise française a vendu 200 000 paires cet hiver, contre 150 000 l’hiver précédent. Tandis que les marques de ski alpin faisaient grise mine, les autres équipementiers des activités de plein air ont dépassé leurs objectifs les plus ambitieux, notamment pour la course, le vélo ou le ski de randonnée.
La massification de certaines pratiques n’est pas sans impact sur un milieu fragile. Elle met en lumière le déficit de transports en commun pour accéder à la montagne, comme la faiblesse des structures d’encadrement et d’initiation à l’évolution en pleine nature. Certains soulignent même que les stations avaient le mérite de concentrer les nuisances en évitant leur dispersion. « C’est une expérimentation grandeur nature, qui oblige les opérateurs à reconsidérer leurs pratiques, analyse Philippe Bourdeau, professeur à l’Institut d’urbanisme et de géographie alpine de l’université Grenoble-Alpes. On observe une innovation par retrait, en enlevant la colonne vertébrale (les remontées mécaniques) pour regarder ce qui se passe : démarchandisation, mixité sociale plus forte. On a aussi une vicariance : le vicaire se substitue au prêtre absent. Le ski alpin, qui prenait toute la place, devenant impossible, toutes les autres pratiques occupent le terrain. Toutefois, sans possibilité de substitution intégrale, la montagne doit s’orienter vers des modèles plus diversifiés, adaptés aux configurations locales. »
« Je pense qu’on est à l’aube de changements importants », avance M. Frédi Meignan, qui tient une auberge en Belledonne après avoir gardé un refuge du massif des Écrins. Également président de Mountain Wilderness France, une association de protection de la montagne, il estime que la secousse du Covid-19 s’ajoute à d’autres et sonne le temps d’une réappropriation par les populations alpines : « Un groupe d’intérêt a transformé la montagne en une industrie de l’aménagement centrée sur le chiffre d’affaires. C’était aussi une hégémonie culturelle. Pour plein de gens, ce n’était pas terrible, mais il n’y avait que cela à faire. Si le groupe de pression est toujours aux manettes, notamment dans les sphères politiques régionales et nationales, cela bouge beaucoup et partout. »
Plus que jamais, les stations de ski alpin appartiennent à un monde de privilégiés. « Les prix sont prohibitifs pour la plupart des ménages », rappelle l’Observatoire des inégalités (3). Moins d’un Français sur cinq (17 %) part au moins une fois tous les deux ans en vacances d’hiver (4), celles-ci étant perçues comme « chères » et « compliquées à organiser ». Encore plus rare, le ski alpin concerne au mieux 8 % des Français chaque année, et son public vieillit. Il fait beaucoup moins rêver les jeunes. Quand une agence spécialisée demande aux 15-25 ans le « truc » qui pourrait les décider à partir à la montagne, 48 % répondent : « les paysages », et seulement 16 % « apprendre le ski » (5).
En réponse à la stagnation du public français depuis la fin des années 1980, les stations françaises ont misé sur une « montée en gamme » (6). Des prestations toujours plus onéreuses alimentent une « croissance en valeur » qui vise un public toujours plus lointain, avec 70 % de clients étrangers dans les stations d’altitude comme Val-Thorens ou Val-d’Isère. Elles excluent la population de proximité, comme en témoigne M. Pierre Scholl, délégué syndical CGT qui travaille à Courchevel, mais habite dans la vallée de la Maurienne, où les logements sont plus abordables : « J’étais en Seine-Saint-Denis et je suis venu en Savoie il y a vingt ans, notamment pour le cadre de vie. Malheureusement, vu mes horaires et mes revenus, mes enfants n’ont jamais skié. »
Sur la couverture du livre Alpes et neige. Cent un sommets à ski, un grand classique publié en 1965(7), le majestueux Grand Pic de la Lauzière (2 829 mètres) semble facilement skiable, la neige arrivant tout près de la cime. En ce 19 février 2021, les dernières pentes de la face nord apparaissent bien plus abruptes, et parsemées de barres rocheuses. En cinquante ans, la fonte du glacier de Celliers a modifié le profil de cette ascension, qui draine ce jour-là plusieurs groupes de skieurs-alpinistes équipés désormais de cordes, crampons et piolets pour le sommet. Plus inquiétant encore : sur les versants exposés au sud, la neige a perdu sa couleur immaculée au profit d’un ocre venu de loin. À deux reprises, des vents ont charrié des quantités exceptionnelles de sable du Sahara avant de les déverser sur toutes les Alpes, et jusqu’en Scandinavie.
Le dérèglement climatique mondial se traduit par un réchauffement plus intense dans les régions de montagne que sur les autres terres émergées, en particulier en hiver. Et il s’accélère depuis 2014. Les Alpes du Nord ont connu durant l’hiver 2019-2020 une température moyenne supérieure de 3,3 degrés à celle de la période 1961-1990 (8). En tendance, l’augmentation atteint 2,25 degrés depuis 1900 sur l’ensemble des Alpes françaises. Concernant l’enneigement, une grande étude menée sur plus de huit cents stations météorologiques de toutes les Alpes (de la France à la Slovénie) entre 1971 et 2019 montre une baisse de la durée d’enneigement de 5,6 % par décennie en moyenne, soit environ un mois en cinquante ans, au-dessous de deux mille mètres d’altitude. La baisse de la durée et de la hauteur de l’enneigement affecte diversement les régions, et plus durement celles du sud (9).
« La neige de culture permet de pallier tout cela. Et c’est écologique : de l’eau et de l’air, point barre. » M. Boch reste droit dans ses bottes de ski. Sous la présidence de M. Laurent Wauquiez, le conseil régional Auvergne-Rhône-Alpes a largement financé ses rêves de canons à neige et de lacs artificiels, qui transforment un peu plus la montagne en Luna Park : depuis les élections régionales de 2015, 47,5 millions d’euros d’aides régionales sont allés à la neige, 12,6 millions aux hébergements et seulement 3,8 millions ont servi à soutenir la diversification. « Je vais être un peu raide, avertit M. Chabert, qui a fait voter ce plan. Je pense que certaines stations n’ont pas du tout d’avenir sans ski. Il n’y a jamais eu de vie dans ces stations, pas de village, rien. Si, dans un scénario catastrophe, les températures rendaient toute neige impossible, je crois qu’elles fermeraient. »
« La crise actuelle apporte la démonstration que nous ne sommes pas préparés à faire face à des chocs, qu’ils soient d’ordre sanitaire ou climatique, lui répond Mme Corinne Morel Darleux, conseillère régionale du groupe Rassemblement des citoyens, écologistes et solidaires. Cela démontre que la monoactivité fragilise. On est dans une industrie très capitalistique, qui appelle des investissements lourds, rendus possibles par les subventions publiques et un prix du forfait élevé. L’argent injecté dans l’économie de la montagne n’est pas conditionné à des critères sociaux ou environnementaux. Cela veut dire que ces aides peuvent tout à fait servir à consolider le modèle existant, dont on sait pertinemment qu’il est destructeur et pas viable à long terme. »
Fuite en avant
Jamais la neige artificielle, qui requiert tout de même de basses températures, ne remplacera la neige naturelle. Elle n’apporte qu’un complément dans le cadre d’une transition vers autre chose, à condition de rester vigilant sur la ressource en eau et sur le coût énergétique. À plusieurs reprises, la Cour des comptes a sonné l’alarme : « Qu’il s’agisse de dispositifs d’enneigement ou de retenues collinaires nécessaires à leur fonctionnement, ces investissements impliquent des financements importants engageant les collectivités sur le long terme, alors que l’aléa climatique s’accroît (10). » Une même fuite en avant s’observe dans l’immobilier de montagne, centré sur la résidence secondaire, qui conduit à construire toujours plus de lits, le plus souvent « froids » et qui augmentent encore l’emprise de la station pour quelques nuits d’occupation par an.
« On est dans une phase de SAMU, dans laquelle on veut éviter le décès du patient, reconnaît M. Joël Giraud, secrétaire d’État chargé de la ruralité et ancien maire de L’Argentière-la-Bessée (Hautes-Alpes), qui mène la concertation sur le futur plan gouvernemental d’investissement. Le paradoxe est que l’aide publique risque de reproduire un système à l’identique. Pour autant, le premier ministre a dit les choses clairement : le plan montagne doit être cohérent avec les objectifs de la transition écologique. Nous allons apporter notre grain de sel “aménagement du territoire” pour des modèles plus équitables en posant la question de la démocratisation de l’accès à la montagne. C’est un travail de longue haleine. »
« Le privilège accordé aux investissements biaise totalement les politiques publiques en général et celles de la montagne en particulier, avertit Bourdeau. Il y a des logiques extractivistes à l’œuvre dans cet acharnement à utiliser la ressource neige malgré la raréfaction du filon. Le système des sports d’hiver est sous perfusion publique depuis les années 1960. À la fin, ce sont les contribuables qui financent les remontées mécaniques, les parcs de stationnement, les routes d’accès, etc. Il y a vingt ans, l’enjeu était de sortir du tout-ski. Il y a dix ans, c’était de sortir du tout-neige. Aujourd’hui, c’est de sortir du tout-tourisme. »
Mais peut-on changer de modèle avec ceux qui l’ont construit ? La Cour des comptes a relevé la faiblesse des instances démocratiques « face à des opérateurs de dimension nationale, voire internationale ». Elle constate que ses précédentes recommandations, « à l’évidence », n’ont pas été entendues, « notamment celles invitant les stations à privilégier les voies d’un développement durable » (11). Président du Syndicat interprofessionnel de la montagne, M. Yannick Vallençant complète : « L’obstacle majeur, c’est l’habitude de fonctionner en circuit fermé. Indépendamment de la volonté qu’ils auraient ou pas de servir l’intérêt général, les décideurs politiques ne sont pas correctement éclairés, car ils ne discutent qu’avec ce lobby du ski alpin ou ses satellites. »
Durant l’hiver 1933, Léon Zwingelstein effectua seul et sans assistance la première traversée des Alpes à ski, de Nice au Tyrol (12), démontrant l’apport de ce mode de déplacement à travers une expérience extraordinaire. Sur les traces du « chemineau de la montagne », les espaces sauvages se réduisent, et on rencontre aujourd’hui routes, pistes, câbles, résidences occupées quelques jours par an, ferraille et béton. La dette environnementale du ski alpin s’alourdit chaque année au bénéfice de rentes solides pour quelques-uns, mais sous prétexte d’emplois le plus souvent peu qualifiés et précaires. La crise sanitaire a montré que d’autres voies étaient prometteuses, qu’il était urgent de remettre le tourisme à sa place et d’en reprendre le contrôle en révélant l’ambivalence de cette manne. La puissance publique peut jouer un rôle historique en orientant les soutiens massifs attendus vers une montagne à vivre, plutôt que vers une montagne à vendre.