Comment Bob Dylan a créé un chef-d’œuvre avec « Love and Theft » - Rolling Stone

02/06/2022 Par acomputer 716 Vues

Comment Bob Dylan a créé un chef-d’œuvre avec « Love and Theft » - Rolling Stone

Dylan a pioché dans toute l’histoire de la musique américaine pour son LP sorti en 2001

A l’aube du XXIe siècle, la créativité de Bob Dylan semblait être revenue. Son dernier LP, Time Out of Mind sorti en 1997, lui avait récemment valu un Grammy pour l’Album de l’Année et en 2000, il remporta l’Oscar de la Meilleure Chanson Originale pour « Things Have Changed » tirée du film Wonder Boys. D’autres artistes s’en seraient contenté, en particulier ceux qui allaient avoir 60 ans, mais la renaissance de la carrière tardive de l’histoire du rock venait juste de commencer.

Quand les sessions d’enregistrement ont commencé pour Love and Theft en 2001, le guitariste Larry Campbell faisait partie des premiers à penser que l’album serait spécial. Juste après avoir enregistré « Things Have Changed », Dylan a joué des changements d’accords à Campbell pour l’une de ses nouvelles chansons, « Po’ Boy ». « C’était des changements relativement sophistiqués pour une chanson de Bob Dylan, se souvient Campbell. C’était la première vague idée de ce à quoi la chanson allait ressembler. Prendre des éléments de l’époque jazz et y ajouter une sensibilité folk ».

Bien sûr, Dylan allait jeter un coup d’œil à un passé pré-rock spécifique pour chercher l’inspiration. « Toutes mes chansons, les styles dans lesquels je travaille, ont tous été développés avant que je ne sois né, a-t-il déclaré à l’époque. Quand je suis venu au monde, leur esprit était toujours très fort. Billie Holiday était toujours en vie. Duke Ellington. Tous ces vieux chanteurs de blues étaient encore vivants. C’était le genre de musique qui m’était cher. La musique pop ne m’a jamais intéressé ».

Dylan a travaillé sur ce projet avec son groupe de l’époque composé du guitariste Charlie Sexton, du guitariste et joueur de banjo Campbell, du bassiste Tony Garnier et du batteur David Kemper. Lorsque les sessions d’enregistrement ont commencé aux studios Clinton Recording de Manhattan, Dylan arrivait chaque jour vers 15h en chemise western blanche et en pantalon à pinces, sortait sa guitare et se mettait au travail. Les sessions étaient réservées au nom de son manager et les employés du studio avaient pour consigne de ne dire à personne qu’ils enregistraient un album avec Dylan avant qu’il ne soit terminé.

Les sessions pour Love and Theft font partie des plus productives et des moins prévisibles de la carrière de Dylan. On a dit aux employés du studio que Dylan voulait chanter assis dans un coin de la pièce, dos au groupe (un scénario probablement inspiré par la jaquette de King of the Delta Blues Singers Vol. II, un album de Robert Johnson). Dès que le groupe a commencé à jouer l’une des premières chansons, Dylan s’est levé, s’est dirigé vers un piano qui se trouvait à proximité et y est resté pour le restant de la journée. « C’était genre « Okay, on fait ça maintenant », se souvient Campbell. Il était comme un chien qui doit tourner plusieurs fois dans son panier avant de pouvoir se détendre ».

Certains jours, Dylan faisait écouter une ancienne chanson de Holiday ou de Jimmy Rushing aux membres du groupe, leur demandait de l’apprendre puis d’adapter les arrangements et les sensations qu’elle dégageait pour ses propres chansons. Cependant, après avoir ré-écouté une prise, Dylan demandait souvent aux musiciens de changer leurs instruments et d’adapter différents accords ou tempos pour la chanson. « Ce qui m’a surpris, c’était la vitesse à laquelle il abandonnait un arrangement lorsqu’il travaillait, déclare l’ingénieur Chris Shaw. Il disait « Quel est le tempo ? Faisons-le en fa, diminuons le tempo, faisons en sorte que la musique ressemble à une musique de western, et je veux que le batteur joue avec des balais et non avec des baguettes » et soudain, la chanson était complètement différente. Rien n’était gravé dans le marbre jusqu’à ce que l’on trouve la tonalité, le tempo et le style qui allaient avec la voix et les paroles ».

Comment Bob Dylan a créé un chef-d’œuvre avec « Love and Theft » - Rolling Stone

Dylan savait comment faire fonctionner son groupe. « Si les membres du groupe ne comprenaient pas ce qu’il voulait, déclare Shaw, il était frustré et leur bottait les fesses en écoutant la dernière prise et en disant « J’imagine que je n’ai pas la main d’œuvre nécessaire pour faire fonctionner cette chanson. Je vais la faire tout seul avec ma guitare ». Le groupe répliquait « Non, non ! » et se remettait au travail. » Comme l’admet Campbell, « J’imagine que c’est quand on est passé à la chanson suivante qu’on a su qu’on l’a eu d’une forme ou d’une autre ». Ayant besoin d’un autre état d’esprit pour la chanson venant après « Tweedle Dee & Tweedle Dum », Dylan, sur la proposition de son manager, réenregistra « Mississippi », une chanson qu’il avait enregistrée et finalement écartée de Time Out of Mind avant de l’offrir à Sheryl Crow.

Puisqu’ils n’avaient jamais enregistré d’album complet avec Dylan, les membres du groupe ont également appris à obéir à ses désirs musicaux (les guitaristes avaient le droit à des regards de travers de sa part s’ils jouaient trop de plans de guitare fantaisistes pendant qu’il chantait) et à ne pas se préoccuper des erreurs. « Si vous avez un microscope et que vous épluchez certaines de ces chansons, vous allez entendre certains choix d’accords étranges, une note qui se balade par-ci par-là, déclare Campbell. Bob avait l’impression que quelque chose était bien quand on le sentait bien. Il y avait certaines choses que je voulais refaire mais il m’a dit « Non, c’est bon. C’est comme ça que ça doit être » ».

Après les sessions pour Time Out of Mind parfois houleuses avec le producteur Daniel Lanois, Dylan avait décidé de produire Love and Theft lui-même sous le pseudonyme de Jack Frost. « Nous ne savions pas qui était Jack Frost jusqu’à ce qu’on le voit sur l’album », déclare Augie Meyers, l’organiste et ancien membre du groupe Sir Douglas Quintet qui avait été appelé pour jouer sur le LP (comme il l’avait fait sur Time Out of Mind). Prendre le contrôle semblait convenir à Dylan, même lorsqu’il se préparait à sortir une suite à un monument comme Time Out of Mind. « Bob était un peu plus détendu lorsqu’on a enregistré Love and Theft, déclare Meyers. Ça se voyait dans son langage corporel ».

Voyant un nouveau numéro de Rolling Stone dans le studio avec les Destiny’s Child en couverture et « Booty Camp » en titre, Dylan eut l’idée de glisser la phrase « booty call » dans « Cry a While ». Il déclara à Shaw qu’il voulait sortir un album live, mais avec toutes les dates et les villes listées incorrectement de façon à perturber les Dylanologistes.

Une fois terminé, l’album, dont le titre était inspiré par Love & Theft: Blackface Minstrelsy and the American Working Class, l’étude de l’historien Eric Lott publiée en 1993, était aussi sombre et austère que Time Out of Mind. « En gros, les chansons traitent de ce que bon nombre de mes chansons traitent, c’est-à-dire des affaires, de la politique, de la guerre et, peut-être, de l’intérêt amoureux, a déclaré Dylan à l’époque. Tout l’album traite du pouvoir. Si la vie nous apprend quelque chose, c’est bien que les femmes et les hommes feront tout pour obtenir le pouvoir. L’album traite du pouvoir, de la richesse, du savoir et du salut, de la façon dont je les considère ».

« High Water (for Charley Patton) » est un morceau country blues apocalyptique dont le nom est un hommage au guitariste et chanteur de Delta blues de l’époque Johnson. « Quand j’écoute « High Water » aujourd’hui, c’est en quelque sorte comme la Bible, déclare Crow. Vous lisez des versets de la Bible et vous ne pouvez pas croire ce qui se passe aujourd’hui. Dans « High Water », les paroles sont particulières : « « Don’t reach out for me », she said/« Can’t you see I’m drowning too ». Ce n’est pas seulement ce qui se passe dans le monde politique, c’est aussi ce qui se passe d’un point de vue environnemental ».

L’album est également enjoué et fantaisiste. « Moonlight », « Summer Days » et « Bye and Bye » (dont l’arrangement a été inspiré par la chanson « Having Myself a Time » de Holiday sortie en 1938) caractérisent le son d’un homme à l’aise avec lui-même et avec le passé. « Il est capable de transformer une mélodie puis de la chanter comme un crooner, affirme Crow. J’adore ça ». Les genres pré-rocks qu’il a utilisés n’ont jamais été aussi vibrants et aussi branchés. Dylan était respectueux de la musique roots américaine. Reflétant peut-être sa propre renaissance (et son rétablissement après un problème cardiaque quelques années plus tôt), Dylan a rarement semblé aussi habile et aussi vivant.

Love and Theft a tout à coup pris une résonance effrayante : sa date de sortie officielle, le 11 septembre, coïncidait avec les terribles attaques à New York et à Washington D.C. Les Dylanologistes ont essayé de trouver leur propre interprétation des paroles, interprétant par exemple « Tweedle Dee & Tweedle Dum » comme une prémonition des attentats ayant frappé les tours jumelles. « Il y avait des conspirateurs qui essayaient de prouver que Bob était prescient des événements du 11 septembre, comment il les avait prévus et comment il en parlait dans ses chansons, déclare Campbell. Le même genre de rumeurs qui ont entouré la supposée mort de Paul McCartney. Je crois que beaucoup de gens ont trouvé une sorte de refuge face à la folie de cet événement dans ce nouvel album de Bob Dylan ».

Dylan, qui considérait l’album comme la première partie d’une trilogie qui allait se poursuivre avec Modern Times et Together Through Life, continuait à explorer la musique américaine. « Avec un peu de chance, l’album parlera à plusieurs générations, disait-il à propos de Love and Theft. C’est ce que j’essaye de faire parce que faire un autre album à ce moment dans ma carrière… Je n’ai pas l’impression que ce que je fais peut être appelé une carrière. C’est plus une vocation ».