Judith Duportail : "J'ai pris la décision de ne plus jamais coucher par politesse"

29/03/2022 Par acomputer 649 Vues

Judith Duportail : "J'ai pris la décision de ne plus jamais coucher par politesse"

Un burn-out émotionnel, c’est ce qu’affirme avoir vécu Judith Duportail. Symptômes ? Usure, fatigue, perte de confiance, peur de l’autre. Causes ? L’amour et la séduction à l’ère post-Tinder. Après avoir enquêté en 2019 sur les rouages de l’application et le capitalisme sexuel qui en découle dans L’Amour sous algorithme (1), la journaliste et auteure de 34 ans expose et analyse le chemin de croix de certains célibataires dans Dating Fatigue, amours et solitudes dans les années 20(20), paru le 19 mai aux éditions de l’Observatoire (2).

Elle y raconte l’épuisement mental du 21e siècle dû à des relations floues qui font vaciller les certitudes et nous ferment à l’autre. Les rendez-vous amoureux devenus des entretiens d’embauche, les incivilités affectives comme le ghosting, qui abiment l’air de rien, et puis le consentement parfois bafoué. Pour ce faire, la trentenaire a pris un an. Un an de vacances de la séduction, du sexe et de l’amour pour comprendre ce qu’il se trame et trouver les moyens de renouer avec des rapports apaisés. Entretien.

Madame Figaro.- Vous exprimez une véritable aversion pour les applications de rencontre et une peur de la rencontre, de la séduction. En quoi ces nouvelles rencontres ont entraîné une peur presque viscérale ?Judith Duportail.- La question n’a pas fini d’être étudiée mais ce qui me violente le plus avec les applis c'est la vitesse et la chorégraphie qu’elles imposent. Il est communément admis que lorsqu’on rencontre quelqu’un, on l’aura embrassé dans les trois heures, retiré nos vêtements dans les quatre heures, alors que quelques heures plus tôt, c’était un parfait inconnu. Et si l’on reste au deuxième verre, ça veut dire que l’on est d’accord pour coucher avec la personne. On peut avoir envie de ça, mais sur Tinder, on entre dans un circuit comme dans un magasin Ikea et on ne choisit pas le rythme. Une hypothèque est posée sur le consentement, un horizon d’attente est plaqué sur l’autre, et pour en sortir, bonne chance. J’ai le même retour des hommes.

Vous dites qu’aujourd’hui, le monde du dating est une «boucherie» …La rencontre à l'autre est toujours complexe mais le problème actuel réside dans le pool infini de personnes et le fait qu’avec les applis, on répète nos ratés. Disons qu’en temps normal, on vit des déceptions trois ou quatre fois par an. Avec les applis, c’est trois ou quatre fois par semaine. On appuie, on réappuie sur nos blessures, jusqu'à parfois devenir hermétique à l’autre. De plus, quand on veut draguer dans le monde physique, on se met dans une posture émotionnelle d'ouverture : on va à une fête où l’on connaît peu de monde, on prend des cours d’espagnol… On peut tirer des bénéfices secondaires même si ça ne marche pas. Sur une appli, on se trouve dans une logique binaire d’informatique : si ça marche c’est très bien, si non, on est en échec. Soit on crée du lien, soit on crée du vide, et souvent, cela engendre plus de solitudes que de liens. Sans compter qu'on est en train de confier à des acteurs privés le soin de faire naître nos histoires d'amour. Nous devons nous poser collectivement la question de la gestion de ces applis.

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Pour contrer cette brutalité, vous militez pour plus de sensibilité. Durant votre quête, vous découvrez d’ailleurs le terme de «demisexualité», dans lequel vous vous retrouvez. De quoi s’agit-il ?C’est une orientation sexuelle selon laquelle on ne peut pas avoir de désir sexuel pour quelqu’un sans avoir une connexion émotionnelle forte. J’ai le sentiment que le concept a émergé en réponse à l'ultrasexualisation imposée de notre époque, à cet impératif constant d’avoir des rapports sexuels sans émotion, sans sentiment. J’ai d’ailleurs appris que certaines femmes s’en servaient et disaient “je suis demisexuelle” pour répondre à des hommes trop pressants et clore les débats. Les mots sont des armes et aident à créer notre réalité. Selon moi, celui-ci permet d’imposer sa temporalité.

Judith Duportail :

Vous décrivez dans votre livre un baiser avec une femme inconnue dans une soirée berlinoise. Elle vous entraîne dans une chambre, vous la suivez, «sans peur», parce qu’elle est une femme. En matière de sexualité, les femmes ont-elles peur des hommes ?Quand on est une femme, la peur du viol est inconsciemment présente, même de manière infime ou l’espace d’une seconde. Et quand on rencontre un homme et que l’on va peut-être faire l’amour avec lui, on passe en revue une check-list pour répondre à cette question : «Est-ce que je suis en sécurité ?». Parce qu’on sait qu’il y a une supériorité physique. En vivant cet épisode avec cette femme, je me suis dit que je n’aurais jamais suivi un homme aussi facilement. Avec elle, j’avais le sentiment de vivre une vie de femme libre. Alors ça me traverse l’esprit : ma vie sexuelle aurait pu être bien plus folle que ce qu’elle n’a été, si inconsciemment, je n’avais pas toujours eu cette peur en tête.

Selon vous, ce qui salit c’est de se trahir pour correspondre aux attentes d’un autre. Que se passe-t-il pour qu’on s’enferme dans les désirs de l’autre ?À cause de milliers d’années de domination, on a du mal à entendre notre propre voix. Quand plus jeune on me disait «respecte-toi», je n’en comprenais pas le sens. En grandissant, j’ai saisi que ça ne signifiait pas respecter la morale de la société, mais être à l'écoute de sa «musique interne», respecter ses sensations et faire en fonction. Il n’est pas simple de le comprendre car les femmes sont élevées dans l’idée qu’elles n’ont pas de sexualité à vivre mais qu’elles sont des objets, qu’elles vont être «prises». J'ai passé toute une première partie de ma sexualité à me demander si j'étais belle nue avant de me demander si ce qui était en train de se passer me plaisait. C'est tragique. La société m’a volé dix ans de ma vie affective et sexuelle, et c’est pour ça que j’ai pris la décision de ne plus jamais coucher par politesse.

C’est-à-dire ?De ne plus jamais m’abuser, de ne me forcer à rien, que ce soit à faire l’amour ou à aller à un second rendez-vous. La promesse n’est pas toujours facile à tenir. Dire non à un homme en 2021 implique parfois de se faire engueuler, de subir du chantage affectif, de se justifier, de négocier… De nombreuses personnes m’ont dit qu’elles avaient fait l’amour parce que c’était plus facile, autrement dit plus facile que de sortir d’une interaction où le rapport sexuel était attendu.

N’est-ce pas cela qu’il faudrait apprendre aux enfants dans le cadre de leur éducation sexuelle ?Bien sûr. Mon éducation sexuelle par exemple s’est résumée à voir un porno à 12 ans qui m’a traumatisée, et à n’entendre parler au collège que de sida et de grossesse. J’aurais tellement aimé qu’on me dise «tu vas faire l’amour et ça va être beau, et à l’instant où ce n’est plus beau, tu peux tout arrêter parce que tu as tous les droits». Le corps ne doit obéir qu’à sa propre logique. Alors il faut apprendre la subtilité et chaque étape du consentement aux filles et aux garçons. Car aujourd’hui encore, la valeur sociale des hommes est corrélée à leur puissance sexuelle, et quand une femme leur dit non, c’est un peu comme s’ils le prenaient pour une négation de leur valeur ou de leur masculinité en général. Il faut dissocier ces deux éléments, sinon on restera dans la tragédie dans laquelle on est.

Que peut-on entreprendre pour avoir des rapports plus apaisés ?Il n’y a aucune solution miracle. Dire «devenez tous polyamoureux c’est formidable», ou «devenez toutes lesbiennes car les mecs sont des salauds», nous ferait passer à côté du débat. D’un point de vue personnel, le plus important est d’être à l’écoute de ses sensations. D’un point de vue sociétal, il faut comprendre que l'amour est une question politique comme l'écologie ou les politiques familiales. Dans l’histoire, pour canaliser la violence dans la sphère publique, on a créé la démocratie, la diplomatie, des institutions pour empêcher les pays de se faire la guerre. Il faudrait désormais créer les conditions de cette même paix dans nos relations interpersonnelles et privées. Nous pourrions ainsi sortir de l’idée qu’un rapport amoureux entre un homme et une femme est toujours un rapport de force.

Devrions-nous aussi remettre en cause l’hégémonie du couple ?Oui, il est important de questionner l’hétérosexualité politique (l’organisation de la société autour du couple, NDLR). En tant que femme, un rôle social nous est assigné : être en couple, se marier, faire des enfants... L’hétéro-normativité nous fait nous sentir une demie personne si l’on est célibataire. Il est normal d’avoir envie d’être amoureux, mais il est scandaleux que la société nous juge comme moins valable quand on est seul, que notre valeur dépende de ce qu’il se passe dans notre cœur ou notre lit.

(1) L’Amour sous algorithme, (Éd. Goutte d'or), 17 euros.(2) Dating fatigue, amours et solitudes dans les années (20)20, (Éd. L'Observatoire), 18 euros.

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