Grands Lacs américains : si grands, mais si fragiles
Pour les Anichinabés, la chasse n’a jamais été un sport, et ils n’ôtent jamais la vie à la légère.C’est pourquoi Tom Morrisseau Borg a ressenti un mélange de gratitude, d’admiration et d’humilité lorsque le grand orignal mâle s’est approché de lui: l’animal s’offrait, don de vie et de viande provenant de la forêt que le trappeur traditionnel anichinabé partagerait avec sa famille et ses amis. Borg a grandi près du lac Nipigon, dans l’ouest de l’Ontario, dans une maison sans électricité ni eau courante. Les Anichinabés pêchent, chassent et posent des pièges dans la région depuis des siècles. Après avoir abattu l’orignal, Borg l’a saupoudré de tabac et a murmuré des prières de remerciement, comme son grand-père le lui avait appris.
Borg a découpé la carcasse pour la rapporter chez lui. Mais, quand il a voulu extraire le foie, qui aurait dû être ferme et consistant, celui-ci s’est liquéfié en un magma sanguinolent et visqueux qui glissait entre les doigts. Depuis, Borg a découvert des foies pareillement malades dans plusieurs animaux. « J’en trouve chez des lapins, des castors, des gélinottes huppées [lointaines cousines des perdrix]. Mon morceau préféré dans le lapin était la cage thoracique, avec le cœur et le foie. Mais nous n’en mangeons plus.»
Borg pense que la pulvérisation d’herbicides par les entreprises forestières est nuisible aux animaux vivant dans le bassin versant du lac Nipigon : « Les jeunes pousses sont la nourriture préférée des orignaux. Ils se développent grâce à elles. » Du moins, c’est ce qu’ils faisaient avant que le lac ne soit empoisonné. « C’est comme ça que ça se passe. Les herbicides s’écoulent dans les cours d’eau, jusqu’aux huttes des castors. C’est pourquoi leurs entrailles sont si amochées. »
« Ça me fait mal de voir tous ces dégâts, ces perturbations. Tous les changements que j’ai observés dans la nature au cours des quinze dernières années... Je ne pensais pas que des changements pouvaient arriver si vite », conclut Borg, par une fraîche soirée d’été, chez lui, à Nipigon.
Cheveux grisonnants, Tom Morriseau Borg est svelte et en pleine forme, résultat d’une vie de travail acharné, passée à entretenir les conduites de gaz tout en posant des pièges. Au loin, on perçoit de temps à autre le grondement d’un poids lourd sur la route transcanadienne.
Borg a bâti sa maison avec sa femme et ses deux fils au milieu de grands conifères, il y a trente-trois ans. Elle domine la rivière Nipigon, un émissaire du lac du même nom, qui couvre environ 4 850 km². Mais, sur une carte, on dirait une mare à côté de l’étendue où il se déverse: le lac Supérieur, le plus vaste des cinq Grands Lacs, nommé Anishinaabewi-gichigami (« Grand Lac des Anichinabés ») par le peuple de Borg.