Chronique : Moche, le monde est moche
SAVOIR VIVRECette semaine, le Concierge Masqué se bouche le nez devant le lâcher-prise des Parisiens, plus gris que gris et ayant abandonné toute dignité. En plus d’être sales, ils sont moches. Et c’est impardonnable.
Par Concierge Masqué
Dieu que le monde est laid ! Pas nouveau. Et pas de moi. À chercher du côté de Victor Hugo et de Quasimodo. Météo en mode yoyo, rien de pire qu’un rayon de soleil pour accentuer le gris cra-cra d’un hiver à feu-couvert. Des rues entières abandonnées. Bail à céder. Fermeture définitive. Dans le lot, un tas de pressings. Pour une fois que les Parisiens donnaient des choses à nettoyer, ils ne peuvent plus les récupérer. Ça n’incite pas à bien se tenir. Du coup, on lâche la rampe, on perd toute fierté. Qu’il est loin le temps où feu Karl Lagerfeld décrétait que le port du jogging trahissait l’abandon de sa dignité. Que dirait-il aujourd’hui en se penchant à sa fenêtre ? Au vu des engins qui se trimballent, même plus habillés, seulement vêtus, le legging honni passerait presque pour « habillé », bien en jambe pour les soirées de l’ambassadeur. Depuis un an qu’on avance en stop-&-go, on a viré à la purée stylistique. Résignés, plus envie de rien, plus besoin de rien. Même en soldes. S’habiller pour quoi ? Pour rester à la maison comme une desperate housewife à suivre les recettes de Cyril Lignac ? Pour faire bonne figure en Zoom : impec en haut, falzar immonde en bas avec gambettes hirsutes en prime ? Devenus des femmes et des hommes-troncs, on ne met que le haut et tant pis si froissé, pas lavé. Bref, passés de l’effortless au sale-y-laisse. Chiffon total. Si l’usage consistant à serrer les mains est désormais caduque, rien n’empêche de scruter celles des autres. Des hommes en particulier. Ongles mal limés, souvent en deuil. Pas glop. On imagine le reste. On excuse seulement ceux qui se déplacent à moto ou scooter et qui doivent porter des gants. Gel hydro-alcoolique + gants = ongles caca. Un drame que même le sous-port de gants en soie n’évitera pas.
Les osthéos n’osent même plus demander à leur patientèle de traviole de se déshabiller pour enfoncer leurs phalanges là où ça fait mal : ils travaillent à travers les vêtements. En se bouchant le nez. Même le masque n’arrive pas à bloquer les effluves. Chez les dentistes, armés pour affronter le pire, on manque défaillir dès qu’un patient ouvre la bouche. Oncle Fétide et masque-à-gaz sur la roulette : les ventes de dentifrice, mais aussi de déodos, se seraient écroulées depuis le premier confinement de mars 2020. Comme par fait exprès, quelques jours avant de mettre le pays sous cloche, avait été publié un copieux rapport statistique sur l’hygiène des Français. Pas de quoi pavoiser. Trois sur quatre se lavaient alors une fois par jour. Un quart se lavait les dents qu’une seule fois par jour. Un sur cinq se lavait les mimines chaque fois qu’il lui tombait un œil. Quant au rythme de change des sous-vêtements, il laissait songeur, notamment du côté des hommes, ces gros dégueulasses. Au palmarès européen de la propreté perso, et plus précisément de ceux qui se lavent les mains après avoir été aux toilettes, le classement hissait haut à 96% les Bosniaques, les Turcs, les Portugais (ex-aequo avec les Grecs), tandis que les Hollandais, rien d’étonnant, arrivaient bons derniers. À la 23e place, grise mine des Français, qui non seulement ne se lavaient pas les mains en sortant des toilettes, mais se recoiffaient avec leurs doigts non lavés, genre gel sculptant Phytofix.
Va t’acheter du dentifrice, après ça. On dit qu’il s’en vend en France six tubes par seconde. À raison de 32 ratiches par spécimen adulte, en comptant les jaquettes, les couronnes, les implants et les espaces vides, on sait que le marché hexagonal est en retrait depuis trois ans. Et que la Covid n’a rien arrangé. Heureusement, il y a les masques. On estime à 59% le taux d’intoxication due à sa propre mauvaise haleine. Halitose quand tu nous tiens. Et ce ne sont pas les bains de bouche et les gargarismes au CB12 qui changent grand-chose. Casse-toi tu pues et marche à l’ombre ! chantait Renaud. Voire, car les vrais gens sales ne sont pas ceux que l’on croit et que l’on voit. Un an a passé. Douze mois de violence et de casse psychologique plus tard, c’est avéré : le confinement et le reste ont dégradé l’état d’hygiène corporelle des Français de plus de 15%. En tête, les hommes, rapido rendus au stade ado, roquefort entre les orteils. À la baisse d’estime de soi s’est ajoutée la négligence. Un cercle vicieux. Pourquoi me laver, me soigner, m’habiller coquet/te puisque je ne sors pas et que je ne reçois personne ? Écran zoom inquisiteur excepté, il n’y a plus aucun regard d’autrui pour m’obliger à tenir la rampe. Et zou, paf, zyva ma souillon, on ne craint plus d’être stigmatisé pour son manque de propreté. Ou le respect foulé aux pieds (sales). En janvier 2021, un sondage passé inaperçu indiquait que 12% des femmes se trouvaient belles dans les conditions actuelles qu’on connaît ; elles était plus de 22% voilà un an. Le malaise est plus aigu encore chez les femmes célibataires vivant seules et qui du coup, y vont mollo sur la toilette. À défaut de lire son horoscope dans un bloc de savon de Marseille, lire ou relire Le miasme et la jonquille, ouvrage propre sur lui d’Alain Corbin qui nous en apprend de belles sur l’hygiène corporelle, la désodorisation globale, et tous les actes visant à purifier la société depuis le XVIIe siècle.
À hygiène corporelle douteuse, allure vestimentaire assortie. On ne peut blâmer personne. Pourquoi faire assaut d’élégance quand la ville est un cloaque ? À Paris, tout est tellement sale, que le seul fait de porter un vêtement clair dans la rue est taxé de suicide urbain, de provocation terroriste. Tout le monde en Enki Bilal, gris ou noir, deux couleurs textiles, qui, quand elles sont sales, sont simplement dégoûtantes. Même un rendez-vous pro en présentiel avec gestes barrières n’incite pas à l’effort. Et celui ou celle qui osera braver la grisaille cafardeuse est illico considéré comme un extra-terrestre. Sur Instagram, les copines exhument des trucs qu’elles ne mettaient plus depuis vingt ans. Toujours mieux que Vinted avec ces pauvres nippes de pécores à deux balles achetées en promo à La Halle. Oui, on a tous l’air de vieux tas, de tchiarraffi, d’estrasses et de ploucs. Mais pour qui et pourquoi se faire beaux ? Tout le monde est sale. Les gens, la rue, les lieux. Dans les vitrines des boutiques qui ont la chance de pouvoir rester ouvertes, il y a un doigt de poussière. Pas bien vendeur. À moins qu’une nouvelle éco-doctrine spéciste ait décrété que la poussière avait une conscience. Postulat visiblement en vigueur dans les magasins de primeurs bio où le personnel semble avoir dormi sur un tas de compost. Qui a décidé que ces boutiques devaient être des capharnaüms blafards hantés par des piles de cageots pourris ? C’est bien simple, tu entres dans un bidule biocopiste à main verte pour trois endives tarifées au prix du caviar, tu ressors dans l’état d’un navet oublié couvert de fumier.
Sales, mal fagotés, le rictus crispé derrière le masque – si, si, ça se voit –, nous voilà devenus bien moches. Pas moches laids. Juste moches. La laideur, qui est le contraire de la beauté, est une forme de beauté. Vous avez quatre heures. D’autant que les laids ont sur les beaux l’avantage de posséder un tas d’homonymes : le lait, les lés, les lais, les laies, les leds, les inlays, les francislai et les léléladylé, tandis que les beaux marnent avec Philippe-le-Bel, coco bel-œil, les déci-bels et les fromages Bel. La Vache qui Rit comme indice de beauté à la portion congrue. Et de longévité : elle fête cette année ses cent ans. On s’égare, on digresse. Au moins La Vache qui Rit n’est pas moche. Et elle se mange à la petite cuiller, en argent, si on est vraiment chic.
Ce qui chagrine, c’est l’état généralisé de mocheté. La rue, les gens, partout. Il suffit de regarder les pubs, notamment alimentaires. La gamine insupportable qui sermonne son père parce qu’il boit au goulot d’une bouteille plastoc ? Moche et re-moche, comme le père d’ailleurs. Donne pas envie de l’entendre. Plutôt de lui écraser une boutanche de Wattwiller pleine sur la tronche. Non contente de tyranniser ses parents, bien fallots, cette mioche moche qui a déjà une tête de vieille moche, incarne la conscience écolo zéro-déchet d’une marque dont on se fout total. C’est SodaStream me souffle un confrère proche du dossier. Et la gosse s’appelle Naïa. SodaStream ? C’est pas ce machin à faire des bulles dans l’eau avec des cartouches de gaz dans des bouteilles en plastoc que tu peux pas laver ? Vi, mais il y a aussi des bouteilles en verre. Tu sais une chose, coco, si tu veux de l’eau avec des bulles, t’as qu’à péter dans une carafe d’eau du robinet, comme disait Reiser. Oui, c’est moche. Mais c’est assorti aux gens qui nous bassinent pour qu’on l’achète non ?
Autrement, dans 80% des films pubs enfilés par tunnels à la télé ces jours-ci, quand les protanistes ne sont pas moches, ils font sale, mal peignés, hagards. Ça doit rassurer les bobos crados bouffeurs de pizzas en Deliveroo, avachis sur leur clic-clac Ikea en slip ruiné. Moi, moche et méchant, 7 jusqu’à 11. Il fut un temps où la pub stylisait ses personnages, jusqu’à la caricature, certes. Mais de la Mère Denis aux bigoudens de Tipiak, de Grace Jones/Citroën à Rossy de Palma/Alain Mikli, tout ce qui avait de la gueule en jetait un max et frappait les mémoires. Battus en brèche, les idéaux de beauté standardisés jusqu’au Photoshop et décriés par les féministes ont été remplacés par de banales dondons testimoniantes en toc auxquelles ne s’identifient que de banales dondons abonnées aux centres commerciaux. Même refrain avec les mecs, génériques et stéréotypés, toujours moches, que ce soit pour « vendre » des lunettes, du fromage, des pâtes ou des voitures. Par essence, Monsieur et Madame Tout Le Monde ne cassent pas des briques, mais niveler encore plus le bas par le bas finit par fatiguer. Affreux, sales et méchants hier, moches, sales et méchants aujourd’hui. Chercher l’erreur : le manque absolu d’humour. À trop vouloir inclure, concerner et complaire, on ne fait plus rire, on ne fait plus rêver. Niveau zéro de la réclame. Pire : on ne retient même pas les noms des marques et des produits. Pour une pub, c’est moche.
Le phénomène de la mocherie a aussi gagné les fictions françaises du service public. Notamment les machins policiers qui se déroulent en province où tout le monde est plombé par un lourd secret et où les héroïnes qui ont toujours froid sont recouvertes comme des sacs de grands pulls en laine bouillie. Ou alors habillées comme de vieilles minettes avec jean’s élastique qui pourrait tenir debout tellement craspec. Les mecs ? Pas mieux. Névrosés, tapés, morflés, négligés. Et moches. Selon une amie journaliste qui n’a pas renoncé à porter du rouge à lèvres sous son masque, la présence d’une femme ou d’un homme d’allure propre, bien coiffé/e, décidée, clean dans ce format télé est jugée fascisante. Les scénaristes gardent ce look pour les suspects friqués de droite. Si t’es trop propre, t’as forcément les mains sales. Jusqu’où ira se nicher le manichéisme idéologique ? Quant à rouler méga polluant comme la repoussante capitaine Marleau dans sa Range Rover pourrie, c’est pour poser le côté rebelle du personnage. Et ta sœur ? Elle est moche mais elle s’en lave les mains.
Je ne sais dans quel état nous allons vraiment sortir de cette régence sanitaire bancale dans laquelle des sales gens tentent de faire passer leurs sales idées et où les autres lavent leur linge sale en public en réclamant proprement justice. Je sais juste que la jouer moche par négligence, complaisance, paresse et résignation nous faire filer mentalement droit vers la poubelle grise, celle des déchets non recyclables. Mesuré à l’aune de ce laisser-aller, l’amour-propre tel que conceptualisé par Rousseau a fini dans le caniveau. Saleté de Covid…