Comment la Belgique est devenue une base arrière du djihadisme en Europe
Ce 20 janvier 2014, ils sont trois dans l’avion à rêver de Syrie. L’appareil n’a pas encore décollé de Bruxelles vers Istanbul, mais ils pensent déjà sans doute à l’étape d’après : un nouveau trajet au sud de la Turquie vers Gaziantep, où la frontière et Alep leur tendront les bras. Parmi eux, l’un connaîtra vite une gloire mondiale. Younes vient d’avoir treize ans. « C’était un gamin comme un autre, il a sans doute cru partir en Syrie comme on part en vacances », se souvient la mère d’un camarade de classe.
Quelques semaines plus tard, sa photo se retrouvera partout dans la presse internationale. « Le plus jeune djihadiste étranger en Syrie ! » Son frère, Abdelhamid Abaaoud, a réussi à tromper la vigilance de leurs parents et à ravir Younes à la sortie de son école. Le futur instigateur des attentats de Paris réalise là son premier coup d’éclat au sein de l’Etat islamique.
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Dans cet avion, accompagné d’un copain qui rêve de djihad, on trouve également Yacine (* le prénom a été changé à la demande de ses parents). Lui ne connaîtra aucune gloire macabre. Mal dans sa peau, il a d’abord songé à s’investir dans une ONG de défense des Palestiniens, avant de se passionner à 18 ans pour la cause syrienne. Une fois sur place, il déchantera vite. La violence est partout, gratuite.
Au téléphone, sa mère, qui tente de garder le contact coûte que coûte, s’inquiète de le voir tomber dans cette spirale morbide. « Tu sais maman, je suis peut être assez con pour être venu en Syrie, mais pas con à ce point là. » Il tente de fuir la Syrie, en vain.
Des jeunes désignés comme « Beljiki »
En février 2015, il est affecté à la surveillance de l’aéroport de Deir es-Zhor, bombardé par l’armée américaine. Trois jours plus tard, sa mère, Géraldine Henneghien, reçoit un SMS d’un copain que Yacine s’est fait en Syrie. Son fils est mort. Un message court et lapidaire. «Je n’ai rien, je n’ai pas de corps pour pleurer », se lamente sa mère. Depuis la chambre de Yacine est restée en l’état, comme s’il n’était pas parti.
Ce 20 janvier 2014, trois jeunes belges s’apprêtent donc à s’envoler pour rejoindre cette Syrie qu’ils fantasment. Un parcours tristement banal outre-Quiévrain, comme le monde entier l’a découvert après les attentats de Paris. « Ils ont été décidés en Syrie, organisés en Belgique et perpétrés en France », a martelé François Hollande au Congrès réuni à Versailles la semaine dernière. Et voilà le Royaume désigné comme une des bases arrières du djihadisme en Europe.
Ces jeunes qui ont renié leur pays sont désignés comme « Beljiki » le Belge dans les rangs de l’Etat islamique qu’ils ont rejoint. Rapporté au nombre d’habitants, la Belgique compte le plus grand nombre de combattants étrangers en Europe. « Ces jeunes viennent d’un peu partout dans le pays, avec une forte concentration dans les communes de Bruxelles, mais aussi en Flandres entre Vilvorde, Maline ou encore Anvers », détaille Alexis Deswaef, avocat de l’association « Les parents concernés » qui représente des familles touchées.
« La Belgique est un petit pays d’où l’on entre et sort rapidement »
Et quand ce ne sont pas les Belges eux-mêmes, la présence de Mehdi Nemmouche en 2014 puis d’Ayoub El Khazzani, le tireur du Thalys, est venue rappeler que les djihadistes étrangers n’avaient pas peur de s’inviter également. « La Belgique est un petit pays d’où l’on entre et sort rapidement, c’est de nature à attirer tous ceux plongés dans des activités illégales », estime Brice De Ruyver, l’ex-conseiller à la sécurité de l’ancien Premier ministre belge Guy Verhofstadt, et professeur à l’université de Gand. D’autant que l’organisation de ce pays du mille-feuilles administratif – où le pouvoir fédéral doit cohabiter avec des régions fortes (Wallonie, Flandres, Bruxelles) et les communes – complique la coopération policière.
La facilité avec laquelle on peut s’y procurer des armes constitue sans doute un autre « avantage compétitif », aux yeux des djihadistes. Amedy Coulibaly, le terroriste de l’Hypercacher, y était venu acheter les siennes. Cette caractéristique ne date pas d’hier. Jusqu’en 2006, les autorités n’ont pas osé toucher à une législation parmi les plus permissives en Europe. Les emplois générés près de Liège par l’un des plus grands fabricants d’armes au monde, FN Herstal, n’ont visiblement pas incités les gouvernements à trop y regarder.
« Il était facile d’obtenir une autorisation pour avoir fusils ou pistolets, avec une classification souple qui parfois mettait certaines armes de guerre dans la catégorie des armes de sport », note Brice De Ruyver. En 2006, les choses changent enfin, mais un marché noir s’est déjà énormément développé du fait de l’offre abondante. Quand les armes issues de la guerre en ex-Yougoslavie commencent à s’exporter dans le reste de l’Europe, c’est tout naturellement vers la Belgique qu’elles se dirigent, puisque « la réputation de notre marché noir était déjà bien établie », constate l’universitaire.
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— Katharina Bürger Tue Jun 08 13:17:47 +0000 2021
Molenbeek, une place particulière
Dans ce paysage, Molenbeek occupe une place particulière. Abdelhamid Abaaoud et les frères Abdeslam, auteurs des massacres de Paris, en étaient originaires, tout comme l’un des acteurs des attentats de Madrid onze ans plus tôt. « C’était déjà dur de trouver du boulot avant quand vous aviez marqué Molenbeek sur votre CV, mais maintenant notre réputation est mondiale », se lamente Abdel, éducateur pour adolescents depuis 20 ans dans cette commune de Bruxelles.
Comme tous les habitants, il a vu débarquer micros et caméras la semaine dernière. L’un des points d’attroupement : l’habitation de la famille Abaaoud, à deux pas de la mairie. La petite maison blanche de trois étages a les rideaux tirés, avec suspendu à la fenêtre, un petit drapeau belge en papier où le jaune s’est complètement décoloré, comme un vestige d’un passé lointain.
Devant, les journalistes se relayent inlassablement, attendant que l’habitation se ranime. Ben, un marocain de 85 ans, secoue la tête en s’appuyant sur sa canne. « Ca sert à rien, ça fait longtemps qu’ils sont plus là. Il faut arrêter de dire du mal de notre ville »
Le vieil homme fait partie de la première vague d’immigration arrivée après 1964 du Maroc. A l’époque, la « Petite Manchester », est industrieuse, le travail est facile à trouver. Bientôt, d’autres pays envoient leurs rejetons à Molenbeek, qui compte aujourd’hui une centaine de nationalités.
Les gens affluent, s’entassent dans ces petites maisons de briques pas plus hautes que trois étages, au cachet très bruxellois, à quelques trois kilomètres de la Grand’ Place. « Ce n’est pas un ghetto comme vous avez en France. Cette ville vaut mieux que son étiquette, elle dégage une vraie énergie positive », défend Yasmina Ben Hammou, une conseillère familiale d’une trentaine d’années.
« Cette forte densité avec une population très pauvre et immigrée en fait une proie plus facile pour les islamistes »
La crise économique qui débute dans les années 80 épargne une partie de la ville. Pas celle collée près du canal. Dans ces quartiers, où s’entassent 23.000 habitants au km2, le taux de chômage touche aujourd’hui 40% des jeunes. La pauvreté a tôt fait d’entraîner un repli sur elles-mêmes des communautés.
Au « Nieuw Royal », rue de l’Ecole, le salon de thé accueille une clientèle uniquement masculine, qui sirote son thé à la menthe devant « Al-Arabyia », la chaîne saoudienne d’informations en continu, en pleine émission spéciale sur les attentats de Paris.
« Cette forte densité avec une population très pauvre et immigrée en fait une proie plus facile pour les islamistes », estime Dave Sinardet, politologue à la VUB. Sarah Turine, l’actuelle adjointe au maire (Ecolo) en charge de la Cohésion sociale, nuance ce constat. « L’ancien maire, Philippe Moureaux, avait coutume de dire qu’en donnant un job à un jeune, vous résolviez 80% du problème. Mais c’est oublier la question identitaire », explique-t-elle.
Géraldine Henneghien, la mère de Yacine, s’est convertie à l’islam il y a des années. « Je suis pratiquante, mais ma foi est privée : je ne mets pas de foulard, je fais juste le ramadan », explique-t-elle. En janvier, après les attentats de « Charlie Hebdo », un de ses collègues s’est tournée vers elle. « Mais qu’est-ce que vous avez encore fait là-bas ? » La semaine dernière, quand tout le monde ne parlait que des attentats de Paris, elle était en vacances. « Heureusement, j’ai échappé aux remarques cette fois. Déjà que j’habite à Molenbeek… », s’amuse-t-elle. Ce recul, son fils né d’un père marocain n’en était pas capable. Identifié comme marocain en Belgique, et belge au Maroc. « Pour ces enfants issus de l’immigration, c’est dur de trouver leur place », dit Géraldine Henneghien.
Une quête d’identité
Ce n’est pas la pauvreté qui a poussé Karim vers l’Etat islamique. Leur famille appartient à la classe moyenne. « On est des belges normaux ! » La famille d’Abdelhamid Abaaoud n’était pas non plus dans la détresse, le père ayant un magasin de vêtements prospère. « Le djihadisme a moins à voir avec la situation socio-économique qu’avec les perspectives d’avenir des jeunes », assure Rik Coolsaet, professeur à l’Université de Gand et spécialiste du terrorisme islamiste.
En Belgique, cette quête d’identité est rendue plus compliquée encore par l’influence de l’Arabie saoudite sur l’Islam local. En 1967, le roi Baudouin fit un cadeau de choix au roi Fayçal : l’édifice de la grande Mosquée du Cinquantenaire, la plus vieille de la ville. Sans doute s’imagine-t-il alors que la manne pétrolière serait généreuse en retour. L’Arabie saoudite en profite pour y installer le Centre islamique et culturel de Belgique, qui va contribuer à diffuser le wahhabisme dans le pays.
L’emprise de ce courant rigoriste reste fort encore aujourd’hui. Quand elle se rend dans les librairies musulmanes de Molenbeek, l’élue Sarah Turine est dépitée par ce qu’elle y voit. « Tout est centré sur le wahhabisme, c’est d’une pauvreté par rapport à la richesse de la littérature musulmane », déplore-t-elle. Sans centres de formation locaux, beaucoup d’imams passent également par l’Arabie Saoudite, sans toujours parler français ou néerlandais. « Ils sont déconnectés de la réalité, les jeunes vont de plus en plus voir ailleurs », poursuit l’élue Ecolo.
Ailleurs justement, l’offre devient abondante. « La mosquée, c’est fini. Maintenant pour les jeunes, il y a Youtube », explique Abdel, l’éducateur pour adolescents. Dans les rues, on a aussi vu débarquer de nouveaux prédicateurs. Ils accostent les gens à la sortie des magasins, sur la place devant la Mosquée. Jean-Louis Denis, dit « Le Soumis », en faisait partie. Ce grand escogriffe roux a arpenté les rues de certaines communes de Bruxelles pendant plus de trois ans.
A Molenbeek, on pouvait le croiser sur le parking de l’Aldi, haranguant les jeunes. « La démocratie et l’Islam, ce n’est pas compatible », martelait partout ce membre de l’organisation salafiste « Sharia 4 Belgium ». Il séduit des jeunes, qui bientôt le rejoignent aux «resto du Tawhid », une organisation qu’il a fondé pour distribuer de la nourriture aux nécessiteux. Mais en 2013, la police l’arrête.
Sous couvert de charité, Jean-Louis Denis est soupçonné d’avoir servi de rabatteur pour envoyer des jeunes en Syrie. « C’est Allah qui choisit son armée, nous on jette la graine », explique-t-il dans une vidéo tournée à l’époque, et diffusée à son procès la semaine dernière. Quinze ans de prison ont été requis contre lui, même si la responsabilité d’un de ses complices reste encore floue. Abdelkader El Farssaoui achetait visiblement les billets d’avion pour les jeunes embrigadés par Jean-Louis Denis. Mais le parquet a refusé qu’il soit auditionné au motif qu’il serait par ailleurs indicateur de la police…
Géraldine Henneghien ne sait pas bien comment son fils Yacine a été embrigadé. Tout a été très vite, quelques semaines, et tout à coup l’angoisse que son fils fasse une bêtise et parte pour la Syrie. Pour éviter le pire, avec son mari, ils ont fini par déposer plainte, dans l’espoir que la police l’empêche de s’envoler. « On ne peut rien faire madame, il est majeur », lui répond-on.
« Pendant plusieurs années, jusqu’en 2014, il y a eu un déni des autorités belges, qui refusaient de s’attaquer au problème », estime Alexis Deswaef, l’avocat des familles. Deux semaines plus tard, Yacine prenait l’avion avec le frère d’Abdelhamid Abaaoud.