Comment Nina Simone a su captiver toute une génération - Rolling Stone
D’un documentaire très médiatisé à 4:44 de Jay-Z, Nina Simone, intronisée au Rock and Roll Hall of Fame est un puit sans fond de renaissance culturelle
Nina Simone est morte il y a 17 ans. Mais si l’on en juge par son influence, on pourrait dire qu’elle n’est jamais partie. Nombreux sont ceux lui ayant rendu hommage en musique. « The Story of O.J. » de Jay-Z (tiré de l’album 4:44) incorpore un instant de « Four Women » de Simone et la vidéo qui l’accompagne dépeint une version « cartoonesque » de la chanteuse. À ce morceau vient s’ajouter d’autres titres hip-hop contemporains, qui ont samplé Simone ; comme « Blood on the Leaves » de Kanye West, « Understood » de Lil Wayne, et « New Day » de West et Jay-Z (un grand fan).
La célébration de Nina Simone à été son apogée lors du Rock and Roll Hall of Fame. En musique, comme sur grand écran. Il y a quatre ans, le documentaire de Liz Garbus, What Happened, Miss Simone ? a été nominé aux Oscars. Lana Del Rey en a profité pour demander une projection spéciale, et la réalisatrice a même entendu dire que Beyoncé adorait le film. « Je savais à quel point les gens dans le monde de la musique aimaient Nina », a confié Garbus. « Elle n’était pas comme Aretha, qui a fait des choix artistiques plus commerciaux, comme aller vendre sa musique à des talk-shows. Nina a choisi de ne pas le faire. Il y a donc beaucoup de respect pour Nina et l’impression qu’elle n’a pas eu ce qu’elle méritait de son vivant ».
Femme d’une grande complexité et d’une autorité sans faille, Simone, décédée en 2003 à l’âge de 70 ans d’un cancer du sein, a réécrit les normes de ce que signifie être une femme dans le show business. « Four Woman », d’ailleurs, ce morceau datant de 1966 à propos d’un quatuor de femmes afro-américaines (une prostituée, une activiste, une femme interraciale et une fille d’esclaves), a été interdite à Philadelphie et dans d’autres villes, tout comme « Louie Louie Louie » à l’époque.
En 1977, lors d’un concert à une conférence de l’industrie du disque, elle a commenté les agissements de ses dirigeants : « La plupart d’entre vous sont des escrocs », avant de se faire huer par le public. « Je ne suis pas plus méchante ou capricieuse que n’importe qui d’autre (…) c’est juste que je suis plus sensée », a-t-elle déclarée à Newsweek en 1963. « Je le fais en public ».
« Nina Simone était plus rock & roll que n’importe qui célébré au Rock and Roll Hall of Fame », explique l’artiste folk Rhiannon Giddens, qui a d’ailleurs repris le morceau « Tomorrow Is My Turn » sur son album du même nom. « Si tu veux dire que le rock & roll, c’est de la musique d’énervé, alors Nina Simone, c’est du rock & roll ».
La redécouverte de Nina Simone s’est progressivement faite depuis Tracy Chapman et le regretté Jeff Buckley. Depuis, ses morceaux ont également été reprise par Muse, Mary J. Blige, Lauryn Hill, Usher, Feist, John Legend… Cette liste d’un éclectisme stupéfiant reflète en réalité la variété de son travail. Simone a laissé derrière elle l’un des corpus d’œuvres les plus remarquablement diversifié de l’histoire de la « pop ». Un voyage dans l’évolution de la musique populaire elle-même.
Dans l’air du temps
Totalement en accord avec le bouleversement musical de la fin des années 60, la Simone de cette époque était confrontée au funk, au wah-wah (« Funkier Than a Mosquito’s Tweeter », 1974.) Elle pouvait être aussi festive que cathartique (« Ain’t Got No/Got Life »). Puis viennent les tubes plus pop, de « My Sweet Lord » de George Harrison à « Alone Again (Naturally » de Gilbert O’Sullivan.
Pourtant, ce qui a rendu Nina Simone sans cesse pertinente, c’est le fait qu’elle ait vécu dans le monde du Black Lives Matter. Ce lien n’a rarement été aussi profond et frappant qu’il l’a été avec elle. Alors qu’elle rassemblait des images d’archives pour son biopic, Garbus a été frappée par des vidéos d’affrontements des années 60, en vertu des droits civiques. « Nous avions commencé le projet avant l’expansion du Black Lives Matter. Vous pouviez voir que les choses n’avaient pas évolué ».
Née Eunice Waymon, Nina Simone a connu le racisme dès la naissance. En Caroline du Nord, elle n’avait pas le droit d’utiliser les toilettes de sa ville, dominée par les Blancs, et devait atteindre le quartier d’affaires « noir » du centre-ville. Après un an à Juilliard, où elle a étudié pour devenir pianiste, elle s’est inscrite au Curtis Institute de Philadelphie, mais n’a pas été acceptée… pour des raisons qu’elle a toujours ressentie comme étant à cause de sa couleur de peau. Les graines de sa colère envers le système ont ainsi été plantées.
Pour alléger ses factures, Eunice, alors âgée de 21 ans, a commencé à se produire à Atlantic City en 1954, prenant le nom de Nina Simone en hommage à l’actrice Simone Signoret. Sa carrière atypique a débuté par une interprétation de « I Loves You, Porgy » de Gershwin, cette triste chanson d’amour, devenue un succès pop improbable en 1959.
En 1960, Simone est apparue sur la scène du Village Vanguard, chantant des standards, vêtue d’une robe en mousseline de soie grise et une perruque. Plus tard, les perruques et les robes de ses débuts de carrière ont disparu, remplacées par des caftans afro ; son répertoire s’est ainsi élargi afin d’inclure des chansons plus « conscientes » socialement ; comme « Young, Gifted and Black » et « I Wish I Knew How It Would Would Would Knew How It Feel to Be Free ». Son jeu de piano se définissait sobre et digne. Mais sa voix – luxuriante, émotive, frémissante – était terreuse, presque masculine. Elle sautait du murmure le plus intime et le plus féminin à un cri rauque et passionné, transpirant l’indignation, la tristesse et la fureur. Jusqu’à sa dernière révérence, elle est restée le miroir des évolutions sociales de la population afro-américaine.
« Elle a ouvert une piste. Elle s’est présentée comme une femme noire et a parlé des problèmes liés aux femmes noires, avant Beyoncé ! », termine Rhiannon Giddens. « En tant que femme de couleur, je pense à elle et je me dis : je n’ai aucune excuse pour ne pas faire exactement ce que j’ai envie de faire ».