Le commerce chahuté comme jamais par la pandémie

Le commerce chahuté comme jamais par la pandémie

Chiffres

Chaque année, le Top 100 réalisé par LSA prend le pouls du commerce. Mais la réalisation de la dernière édition en date, qui porte sur les revenus de 2020, était un exercice ô combien délicat, et particulier. Car la pandémie a entraîné des mesures radicales et a eu des répercussions inédites à partir de la mi-mars de l’année dernière sur tout le commerce. De quoi chambouler par la même occasion les équilibres de nombreuses chaînes de distribution.

Pendant que les grandes (et surtout petites !) surfaces alimentaires étaient prises d’assaut, des pans entiers de l’économie, déclarés non essentiels, n’avaient d’autre choix que de baisser le rideau. Textile, soin de la personne, sport, ont dû serrer les dents. Ensuite, les commerçants ont fait face à l’imbroglio de la fermeture sélective de certains rayons dits non essentiels au sein même de magasins restés essentiels, entraînant incompréhensions et colère. En se projetant sur des données purement économiques (tout en gardant à l’esprit l’extrême tension sanitaire et sociale), jamais le commerce n’avait été confronté à une telle situation, à l’exception peut-être des guerres. Signe de l’âpreté de l’année écoulée, les entreprises ont été beaucoup moins nombreuses à nous répondre que d’habitude. Pour passer à autre chose, ou peut-être par volonté de ne pas trop lever le voile sur une annus horribilis. Selon les informations qu’elles ont bien voulu nous divulguer, ajoutées à nos propres estimations et informations, les 100 premières enseignes ont généré un chiffre d’affaires global toutes taxes et carburants compris de 325,5 milliards d’euros. Un chiffre en recul de 0,3 % par rapport à 2019, mais qui conjugue des logiques diamétralement opposées entre les enseignes alimentaires et le non-alimentaire, qui a incontestablement payé les pots cassés de la crise.

Le secteur alimentaire, qui représente les deux tiers des ventes de ce classement, progresse de près de 1 %, à 220 milliards d’euros. Ce qui peut sembler faible, lorsque l’on met en regard les ventes de PGC qui ont bondi de 8,3 % l’an dernier selon Kantar, la fermeture des restaurants et les confinements ayant été de puissants leviers de report vers les repas à domicile. Lors de la publication des résultats annuels, la modestie était d’ailleurs plutôt de mise du côté des dirigeants d’hypermarchés, de supermarchés et de magasins de proximité, personne n’ayant envie d’apparaître comme un profiteur de crise.

Mais en raisonnant à périmètre comparable, et hors carburant, les GSA ont connu une année exceptionnelle par la force des choses. Et dans les chiffres publiés ici, cette progression est largement masquée par la chute des ventes de carburant, liée à la limitation, voire à l’arrêt brutal des déplacements durant les confinements et autres couvre-feux. Des ventes que nous intégrons au chiffre d’affaires généré par Intermarché, Carrefour et autres, et qui sont loin d’être négligeables. La consommation de carburant a en effet baissé de 14,9 % l’an dernier selon les chiffres de l’Insee. Chez Auchan, à l’échelle du groupe, le manque à gagner a atteint 1 milliard d’euros tous pays confondus. Un montant à réviser en tenant compte du poids de la France, qui est d’environ la moitié de l’activité, soit un peu plus de 500 millions d’euros. Chez E. Leclerc, le carburant génère plus de 9 milliards d’euros de chiffre d’affaires. Et si on le rapporte à la baisse globale chiffrée par l’Insee, le manque à gagner de l’enseigne sur cette activité dépasse largement le milliard d’euros. S’y ajoute, comme l’a indiqué l’enseigne, un recul exceptionnel d’environ 400 millions d’euros de l’activité voyages, quasiment à l’arrêt durant toute la période.

Au-delà de cet exemple, les dépenses des Français ont été complètement réorganisées sous la contrainte. Selon les données de l’Insee, en 2020, la dépense de consommation finale des ménages a chuté de 7,1 %, après une hausse de 1,8 % en 2019. « Une chute sans précédent dans l’histoire des comptes nationaux français, établis depuis 1949 », explique l’Institut national des statistiques et des études économiques. À l’échelle du Top 100, les acteurs étrangers au monde de l’alimentaire sont en recul moyen de 2,5 %, avec de fortes disparités d’un univers à l’autre. En première ligne, le marché du textile et de l’habillement, déjà en crise structurelle, a ainsi lourdement chuté de 17 % l’an dernier selon les chiffres de l’Institut français de la mode. Face aux magasins fermés, les consommateurs n’ont pas mis la main au portefeuille pour renouveler leur garde-robe. Le sport ou la beauté ont, eux aussi, été mis entre parenthèses pendant des mois. Decathlon, d’ordinaire en croissance régulière, a affiché un recul de 5,5 % l’an dernier. Et même de 9 % en comparable, puisque 2020 intégrait les entités Alltricks et Decapro, qui n’étaient pas prises en compte précédemment. « Mais il faut bien sûr avoir en tête le contexte, avec trois mois de fermeture dans l’année », indiquait le groupe.

Les réseaux de pharmacies en forme

Le repli des foyers sur leurs domiciles a, en revanche, eu un effet accélérateur pour les travaux d’intérieur et de décoration. « Aménager et améliorer son habitat est devenu une priorité pour nombre de Français », résumait Jean-Luc Guéry, président de l’Inoha (Union nationale des industriels du bricolage, du jardinage et de l’aménagement du logement) lors de la présentation des données du marché. Des données marquées notamment par une envolée des ventes pour le bricolage (+ 13 %), du jamais vu qui a succédé à une année 2019 réussie et qui avait déjà établi un record depuis 2007. L’embellie se lit dans les performances de Brico­marché ou Mr Bricolage, avec des hausses à deux chiffres. Signalons aussi, parmi les événements notables du classement 2020, la très bonne forme des réseaux de pharmacies qui, outre le fait qu’elles ont gardé pendant toute la crise leur caractère de commerce essentiel, s’explique également par des effets d’agrandissement de parc. Les grands magasins, eux, n’ont pas eu cette chance et enregistrent un recul d’activité sans précédent, compte tenu des longues fermetures et faute de clientèle étrangère.

Entre les difficultés des uns et les effets d’aubaine des autres, la crise sanitaire et commerciale a surtout agi comme un électrochoc pour ­l’e-commerce. En quelques semaines, voire en quelques jours, beaucoup de distributeurs ont mis en place des solutions de click & collect ou de vente en ligne. Les drives ont aussi fleuri sur les parkings, bien au-delà de leur vocation initiale tournée vers l’alimentaire. Jouets, électro­ménager, vêtements, tout le monde, ou presque, s’y est converti. La Fevad (Fédération de l’e-commerce et de la vente à distance) rapporte que les ventes en ligne des enseignes magasins ont bondi de 53 % sur l’année avec des pics à + 100 % pendant les confinements. « L’année 2020 fut unique. Le digital en sort grand gagnant. Les confinements auront porté des marchés de biens de consommation (alimentaire, électronique, hygiène, média, maison…), comme ils en auront bousculé d’autres (voyage, restauration, beauté, mode…). Au sein de chaque marché, les acteurs les plus digitaux, les plus offensifs et les plus solides financièrement ont profité de la crise pour prendre des parts de marché mais aussi pour accélérer leur transformation », constatait Philippe Nobile, directeur du Boston Consulting Group, dans notre série de tribunes consacrées à 2021, et confiées à des experts du retail.

Ainsi Carrefour, qui depuis l’arrivée d’Alexandre Bompard a beaucoup accéléré sur le digital et le drive, a su tirer les marrons du feu lors de la ruée digitale des clients. « L’e-commerce s’est traduit par une croissance d’1,3 million de nouveaux clients en 2020, une augmentation des volumes et de notre productivité, ce qui a amélioré notre modèle. Demain, ce sera un actif de la plus haute valeur, d’autant plus que nos clients omnicanaux sont nos meilleurs clients », a déclaré le PDG en mars dernier. Chez E. Leclerc, les épisodes de confinement ont fait gagner quatre ans sur les objectifs prévus en matière de digital, le drive étant qualifié de « révélation de l’année 2020 », avec 42 % de hausse de l’activité. Un chiffre énorme compte tenu de l’avance de l’enseigne en la matière. Pour d’autres, la progression a atteint par moments trois chiffres, avec la mise en place de solutions express sur tous les formats, comme chez Casino. Et partout, le recrutement de nouveaux clients a fonctionné à plein.

Dans le non-alimentaire, le digital n’aura pas permis de compenser les longues fermetures de magasins, mais il aura permis de limiter la casse dans de nombreux cas. Chez Decathlon, la progression des ventes en ligne a atteint 32 %, le numérique pesant désormais 15,6 % des ventes en France. L’intérêt général étant d’avoir un effet cliquet et des consommateurs désormais convertis au digital. Avec un canal qui réussit aux pure players, mais aussi aux enseignes historiques, pour peu qu’elles aient pris le virage numérique en amont. Pour les grandes surfaces de bricolage, les ventes en ligne ont progressé de 111 % l’an dernier, et pour Leroy Merlin, son poids (600 millions d’euros) et sa vitalité expliquent une bonne partie de la croissance des dernières périodes.

Pas de raz-de-marée de faillites

La conversion digitale, parfois à marche forcée, n’a évidemment pas touché les pure players dont c’est le modèle depuis des années. Amazon, le premier d’entre eux, solidement installé en huitième place de notre classement et premier représentant du non-alimentaire, a évidemment tiré profit de la pandémie, avec une progression des ventes que nous estimons à 17 % en France. Les chiffres officiels du groupe, sont, eux, de + 38 % pour l’activité d’Amazon dans le monde, qui a atteint 320 milliards d’euros toutes branches confondues l’an dernier. Ce qui représente, par le jeu du hasard et à quelques milliards près, le chiffre d’affaires de ce Top 100 ! Veepee (croissance à deux chiffres), La Redoute (+ 8 %) ont aussi bouclé un très bon exercice, Cdiscount marquant un peu le pas par rapport à ses concurrents (+ 3,8 %).

L’addition du recrutement massif de nouveaux clients par le digital et de la recrudescence des commandes passées à distance a fait bondir le poids de l’e-commerce dans le total des ventes de détail en France. Selon la Fevad, il est désormais de 13,1 % (chiffre 2020), mais surtout affiche un gain de 3,3 points en un an seulement. Le tout digital n’est pas encore pour demain, mais 2020 marquera le calendrier d’une pierre blanche pour la transformation des entreprises. Parmi les conséquences attendues de la pandémie, le raz-de-marée de faillites annoncé n’a pas eu lieu. Certes, des difficultés ont touché les enseignes déjà fragilisées en raison de leur positionnement, difficultés accentuées par les blocages liés aux « gilets jaunes » qui ont marqué les exercices précédents. Ainsi, au premier semestre 2020, André, Orchestra, La Halle, Camaïeu et Naf Naf ont été placées en redressement judiciaire. Autant d’enseignes qui étaient déjà dans la tourmente ces dernières années. Et d’autres secteurs que la mode ont été touchés, avec Alinéa, Parashop, Pacific Pêche, 5 à Sec et Tie Rack, qui ont, eux aussi, subi le même sort. « Les groupes entrés en procédure de sauvegarde, ou ceux en redressement judiciaire sont tous des acteurs qui, à moyen terme, étaient voués à sortir du marché. Car ils sont généralement en retard sur le digital, sur les services. La crise ne fait qu’accélérer le processus », estimait Clément Genelot, analyste chez Bryan, Garnier & Co, lorsque cette cascade de défaillances prenait du volume jour après jour.

Quant aux acteurs lorgnant des locaux que la crise aurait rendus disponibles, en espérant une recomposition massive des centres-villes, ils en seront pour leurs frais, car la vacance commerciale, bien qu’élevée, n’a pas été démultipliée par les défaillances. Le filet de sécurité offert par les prêts garantis de l’État et les aides au chômage partiel ont permis, semble-t-il, de limiter la casse. Après cette année hors du commun et extraordinaire, au sens premier du terme, les chantiers en magasin ont repris, avec le déploiement de corners et de shops-in-the-shop. Et l’élan des drives piéton et autres solutions digitales est renforcé par l’explosion des commandes. La pause contrainte du Covid, loin d’avoir stoppé les réflexions sur le rôle du magasin et l’hybridation du commerce, les a au contraire intensifiées.

Les répercussions inédites du Covid et du confinementUn léger recul au globalÉvolution annuelle des ventes du Top 100 des enseignes de distribution en FranceSource : LSATop 100 LSA des principales enseignes du commerce en France en 2020Chiffres clés des principales enseignes du commerce en France classées en fonction du CA TTC 2020 (avec carburants) Source : LSACertains changements de périmètre ou redressements ont été opérés dans des cas précis, ce qui rend les données non comparables en matière de places gagnées ou perdues d’une année sur l’autre.Estimation LSALidlAvec une croissance toujours insolente, Lidl coiffe désormais au poteau les hypermarchés d’Auchan, qui restent en difficulté.BoulangerMalmenées pendant les confinements, les ventes de Boulanger ont explosé à la réouverture des magasins. L’électroménager, le loisir et la bureautique ont particulièrement tiré les ventes vers le haut.BricomarchéCloîtrés chez eux, les Français n’ont pas cessé de refaire leur décoration ou de rénover leur habitat. Les enseignes de bricolage en ont profité.Galeries LafayetteFermeture pendant des mois, absence des touristes… L’année 2020 a été noire pour les grands magasins.Leader SantéComme ses concurrents, ce grand réseau de pharmacies a connu une forte activité pendant la crise, et continué son expansion.NocibéLe spécialiste de la beauté et de la parfumerie a souffert du confinement, les Français ne plaçant plus ces achats plaisir au cœur de leurs priorités pendant des mois.Bureau ValléeLa mise en place rapide du télétravail pour de nombreux salariés a été une aubaine pour le spécialiste des fournitures de bureau.PrimarkHabituée à des progressions régulières depuis son arrivée en France, l’enseigne est en recul, mais dans une moindre mesure toutefois que le secteur de l’habillement.L’alimentaire surnageRépartition par secteurs du chiffre d’affaires 2020 du Top 100 et évolution du CA vs 2019, en %Les enseignes du Top 100 hors alimentaire étaient en général mieux-disantes que les GSA. Mais le constat n’est pas valable pour l’année 2020, qui a été agitée de soubresauts commerciaux, avec des ravages pour le domaine de l’habillement ou du sport, sans oublier les grands magasins.Source : LSALes intégrés dans le rougeVentes cumulées des enseignes par mode de fonctionnement en 2020, et évolution en % versus 2019Source : LSAPlus petits, plus agiles et plutôt présents sur des créneaux dynamiques, les e-commercants et franchisés ont beaucoup mieux traversé la crise que les groupes intégrés dans l’ensemble, avec cependant le facteur carburant qui entre en ligne de compte pour les distributeurs alimentaires.Sans surprise, mieux valait être pharmacien que propriétaire de grand magasinLes enseignes ayant enregistré les plus fortes hausses de CA en 2020 vs 2019, en %…Les spécialistes de l’e-commerce ont réalisé un tir groupé en 2020, leur croissance régulière ayant bénéficié d’un coup d’accélérateur du fait du confinement qui a basculé une partie des achats physiques vers le digital. Du côté de l’alimentaire, trois enseignes (Picard, Biocoop et Grand Frais) ont aussi profité de l’engouement renforcé pour le fait-maison, de la hausse des repas à domicile et des courses de proximité. À l’inverse, les spécialistes de la beauté, de l’habillement ou encore les grands magasins ont vu leur modèle se mettre quasiment à l’arrêt pendant plusieurs mois, la hausse des ventes en ligne étant insuffisante pour compenser la chute des achats.… et celles ayant enregistré les plus fortes baissesUne prime aux réseaux les plus densesLes enseignes ayant enregistré les plus fortes hausses de CA en 2020 vs 2019, en M €…L’alimentaire est omniprésent dans ce classement qui pointe les plus fortes progressions et baisses en volume de chiffre d’affaires. Du côté des gains, les enseignes de supermarché, les discounters et la proximité ont bénéficié d’un énorme élan en 2020. La restriction des déplacements a incité les Français à faire leurs courses au plus près. A contrario, les grands hypers ont reculé, mais pour des raisons plus conjoncturelles que d’habitude. Situés plus loin des habitations, ils ont certes connu une fréquentation plus erratique mais cumulent aussi l’effet négatif de la chute des ventes de carburant. Car l’essence, si elle rapporte peu, reste un produit d’appel qui représente des centaines de millions, voire des milliards, d’euros de chiffre d’affaires pour ces distributeurs.… et celles ayant enregistré les plus fortes baisses Source : LSAE. Leclerc creuse un peu l’écart avec les autres groupesClassement du CA 2020 par groupes*Malgré un recul de 400 millions en 2020, E. Leclerc a fait mieux que Carrefour (- 800 millions d’euros d’environ au global dans l’Hexagone). Derrière ces deux distributeurs au coude-à-coude, deux indépendants ont, eux, engrangé des gains confortables, dans la continuité des dernières années. C’est le cas des Mousquetaires, positionnés sur l’alimentaire et le bricolage, deux secteurs très sollicités l’an dernier. Pour Système U, le modèle supermarché s’est très bien porté, ainsi que la branche proximité. Le poids de Casino et Auchan continue en revanche de s’étioler.Toutes les enseignes d'hypers sont en recul L’année 2020 ne restera pas dans les mémoires pour les hypermarchés, confrontés à des soubresauts pendant toute l’année. Le pic du 16 mars, dernier jour avant le confinement, aura vu les magasins réaliser des ventes dignes de la veille de Noël, avant d’être quasiment désertés les semaines suivantes. Le retour des clients s’est fait progressivement, mais l’activité a été perturbée pendant des mois, notamment avec les épisodes de fermeture des rayons considérés comme non essentiels. Au final, la baisse de chiffre d’affaires atteint 3,4 %, avec un parc qui n’a pas évolué (bilan net d’une fermeture toutes enseignes confondues). La barre symbolique des 100 milliards d’euros de CA, frôlée l’an dernier, ne sera pas pour tout de suite. Sauf rattrapage en 2021 ?