Olivier Saillard : "La mode ne descend plus dans la rue"

10/08/2022 Par acomputer 638 Vues

Olivier Saillard : "La mode ne descend plus dans la rue"

Un fait sans précédent

«L’industrie entière s’est retrouvée démobilisée face à un ennemi sans tranchée qui s’appelle le Covid-19. Et ceci pendant plusieurs mois et dans le monde entier. C’est unique dans l’histoire de la mode. À titre comparatif, prenez la Seconde Guerre mondiale : en 1939, en France, au lendemain de la déclaration de guerre, si certaines maisons de couture comme Chanel ou Vionnet décident de fermer, d’autres couturiers (Cristóbal Balenciaga, Jeanne Lanvin, Madame Grès, Jacques Fath…) poursuivent, à un rythme réduit, leurs activités.

L’homme de la situation s’appelle Lucien Lelong. Ce président très actif de la Chambre syndicale de la haute couture a marqué l’histoire en refusant toute délocalisation des industries du luxe de Paris pour Berlin et Vienne. C’est à lui que l’on doit le maintien des métiers de la mode dans la capitale française. Alors que les Allemands voulaient transférer tout le secteur pour leur compte, il réussit à les persuader du contraire et obtient les dérogations quant à la restriction des fournitures et des engagements nécessaires, assurant ainsi le maintien de 97 % de la main-d’œuvre et permettant à une soixantaine de maisons de profiter de ce cadre économique âprement défendu.»

En vidéo, face au coronavirus, l'industrie de la mode se mobilise

«Les conflits ont toujours impacté les garde-robes, notamment celle des femmes. La Première et la Seconde Guerre mondiale ont eu comme conséquence des mouvements d’émancipation féminine. Partis sur le front, les hommes ont dû délaisser la société civile, et les femmes ont alors épousé des professions réservées aux hommes. Pour faire face à cette nouvelle situation active, leur vestiaire s’est raccourci pendant la Première Guerre mondiale, permettant une aisance des mouvements et des gestes. Idem pendant la Seconde Guerre mondiale, où les filles ont adopté des vêtements masculins, pratiques, robustes. Et parfois même outrés, histoire de tenir haut la tête face à l’occupant et lui montrer qu’aucun état de siège ne les conduirait à renoncer à la mode, fut-elle d’astuces et de petits riens. Rien de comparable avec la crise actuelle : la garde-robe féminine s’étant émancipée et démocratisée depuis de longues décennies, il n’y a plus de combat à mener sur ce sujet.»

Vers l’épure et la simplicité

«Je ne crois pas à un changement de silhouette après ce chaos économique car toutes les formes et expressions - le vieux, le neuf, le long, le court - sont désormais admises. Tout est permis dans la mode d’aujourd’hui. Les différences se sont même standardisées et sont devenues une sorte d’uniforme qui n’apporte plus aucune singularité. Un patron d’entreprise qui arrive au bureau en costume et baskets ne choque plus personne. Je crois davantage que nous allons verser dans une forme de minimalisme, un essentialisme même qui pourrait nous conduire à consommer moins mais mieux, nous orienter vers de beaux vêtements, bien coupés, sans artifices ajoutés. Quelque chose de silencieux mais très distingué, comme dans les années 1930, une période supra élégante et minimaliste avant l’heure, une décennie qui aura vu naître les plus belles robes du soir. Celles-ci semblaient simples de loin mais elles étaient techniquement virtuoses quand on les regardait de près.»

Olivier Saillard :

À lire aussi » Stella McCartney : "Peut-être que les gens vont acheter moins mais mieux"

La révolution du new-look

«Si l’on regarde en arrière la traduction des espoirs d’après-guerre au XXe siècle, on se rend compte qu’ils se sont exprimés, eux, par un retour au faste. Avec le new-look révolutionnaire de Christian Dior en 1947, on a vu apparaître des jupes gonflées dans des tissus soyeux au métrage insensé. Dans une France ruinée, encore soumise aux tickets de rationnement pour acheter du textile, on a d’abord crié au scandale. Mais cette surenchère exprimait aussi un hymne à la vie, une envie d’élégance et de beauté célébrant une féminité quelque peu disparue durant la guerre. Ce fut cependant un retour en arrière stylistique enfermant la femme dans un carcan de coquetterie - avec à la clé gaines, balconnets et vêtements pesants - qui a, quelque part, contrebalancé l’émancipation féminine des années 1940. Il faudra attendre Chanel et son tailleur de 1954 pour renouer avec un langage moderne et libérateur.»

Un changement nécessaire

«L’époque actuelle doit répondre à un système frénétique de surproduction directement liée aux gouvernances. D’autres virus plus sournois se sont aussi installés dans notre paysage. Ils s’appellent catastrophe "égologique", hystérie, saturation. Inventer de nouvelles pages blanches et placer le calme et la raison avant la précipitation me semble primordial. Se laisser aller à la découverte au hasard d’une rue… cette idée m’a aussi guidé pendant le confinement et m’a donné envie de programmer, avec l’archiviste Gaël Mamine, une exposition à ciel ouvert à Arles début juillet. Baptisée Les Images perdues, elle invite le voyageur à admirer sur les murs de la ville des photos, données par Sarah Moon, Paolo Roversi, Peter Lindbergh, Senta Simond… et imprimées sur des affiches. Les thèmes reflètent une forme de désertion, d’économie de moyens, où leur format poétique peut éclore plus librement encore.»

Le sens de la mode

«Qu’ils s’agissent des jeunes stylistes fragilisés par cette crise ou des griffes plus solides, la création vestimentaire doit se reposer la question de l’usage et moins du style. Je constate aussi que l’on ne voit plus les créations de mode, excepté les baskets, descendre dans la rue. Mais comment auraient-elles le temps de circuler sur le bitume alors qu’une idée est vite remplacée d’une saison à l’autre. Il y a encore de très belles pièces sur les podiums, mais elles semblent ne plus servir que de marchepieds aux réseaux sociaux, aux blogueurs ou pour monter les marches du Met Ball.»

À lire aussi » Fashion Week : les influenceurs de TikTok s'installent en front row

Un luxe intemporel

«J’aimerais aussi militer pour la permanence. Acheter une robe Alaïa, c’est faire le vœu de la garder dans son vestiaire aussi longtemps qu’un fauteuil Le Corbusier. Une robe Alaïa n’est pas un artifice sorti d’un chapeau saisonnier, c’est une pièce maturée, inlassablement corrigée, techniquement imparable. C’est un classique moderne qui ne se périme pas. Nous devrions renouer avec cette singularité et ce caractère d’unicité. Essayer aussi d’envelopper nos vies de poésie et de prudence. La futilité peut être grave, mais la création y gagne toujours lorsqu’elle conjugue les deux.»

Olivier Saillard est aussi directeur artistique de la maison J.M. Weston et directeur de la Fondation Alaïa.

À lire :Le Bouquin de la mode, sous la direction d’Olivier Saillard (Éditions Robert Laffont).

La rédaction vous conseille