Le pyjama : histoire d'une pièce qui s'est réinventée pour le couvre-feu
Depuis qu'en 2016 Maria Grazia Chiuri a été nommée directrice artistique de Dior, les silhouettes de la maison de couture française sont celles de femmes fortes, armées pour affronter notre époque : la veste Bar pour un déjeuner en ville, le jupon en tulle pour un dîner mondain, le pantalon ample pour la vie active. Mais en novembre dernier, 2020 oblige, la designer a imaginé une collection capsule baptisée « Dior chez moi ». Au menu : de luxueux pyjamas en soie à motif toile de Jouy pour être magnifique à la maison, des claquettes pour flemmarder sans complexe, des chandails à arborer au coin du feu.
© Alessandro Lucioni/ Imaxtree
Au même moment, la griffe Paul & Joe, plutôt habituée aux dance-floors qu'au combo télé + canap', faisait de même, en créant une capsule sleepwear. Idem chez Zara qui propose, depuis octobre, sa ligne de vêtements d'intérieur. Tout comme Balzac Paris avec ses modèles 100 % écoresponsables. Après la slip dress pour aller danser ou les Birkenstock portées en ville, voici la tendance pyjama deux-en-un, aussi confortable que formel, idéal pour regarder une série comme pour assister à une réunion Zoom. « Parce que nous passons de plus en plus de temps chez nous et que nos semaines se mélangent à nos week-ends, nous nous habillons plus par facilité que par créativité. Derrière l'écran du télétravail, nous assistons à une explosion des limites entre le monde professionnel et la sphère privée. Résultat : on n'arrive plus à rompre le lien avec l'intérieur et on finit par considérer le pyjama comme un vêtement de jour. Ajoutons à cela que les habits statutaires perdent de leur importance, le loungewear s'affirme comme une alternative bienséante qui réintroduit une forme d'élégance, perdue avec le premier confinement », explique Frédéric Godart, sociologue de mode et professeur associé de comportement organisationnel à l'Insead.
« Il est presque plus facile d'être élégants chez soi que dehors »
Après les années « athleisure », la folie des baskets et l'éloge d'un streetwear de luxe incarné par le duo Supreme/Off-White, au tournant des années 2020, l'heure du cosywear a sonné. Pour Natalie Kingham, directrice de la mode du site matchesfashion.com, c'est même criant. « En France, depuis le mois de mars 2020, la demande du loungewear a explosé de 400 %. Au moment où les mules, slippers et autres chaussures d'intérieur concurrencent les sneakers », souligne l'experte. Selon la start-up Ifdaq, spécialisée dans la data et l'intelligence artificielle, le secteur de la lingerie a atteint des performances rares en 2020, soutenu par des marques comme Intimissimi, Erès ou Etam qui cartonnent. Un succès insolent, à contre-courant du prêt-à-porter qui, lui, s'effondre. L'industrie de la mode aurait-elle besoin du secteur de la lingerie pour survivre ? Fin août déjà, la journaliste du « New York Times » Irina Aleksander, dans l'article « Sweatpants Forever », décryptait le phénomène : « La question la plus importante est de savoir si la mode de demain sera celle du tout confort. Certains designers préparent leurs prochaines collections en y réfléchissant. Joseph Altuzarra, qui dessine une mode à l'opposé du homewear, a déjà ajouté des matières douces et fluides à sa collection printemps-été 2021. Pas nécessairement du loungewear, explique-t-il. Mais après des mois passés chez soi, les gens voudront-ils autre chose que le confort avant tout ? » On vous invite à entrer dans une boutique quelconque pour faire l'expérience. Les caracos, gilets kimono et blouses de pyjama se mêlent aisément à un vestiaire plus formel. Préparez-vous à bientôt les retrouver dans la rue…
Bien sûr, le mythe du dandy en pyjama n'est pas nouveau. Il suffit de penser à l'écrivain Truman Capote, qui en avait fait son uniforme de travail. Ou à Gabrielle Chanel, qui l'avait transformé en un vêtement pour la plage. Pour la petite histoire, la carrière de cet ensemble de nuit a débuté au XVIIe siècle, quand les Anglais résidant en Inde entreprennent d'adapter la très élégante kurta (« pay-jama » en hindoustani) pour en faire une sorte de costume fluide qui permet de traîner à la maison. Selon Alexandra Jubé, fondatrice du bureau de tendances du même nom, « cet habit existe depuis toujours dans la mode. Il a été le roi proclamé des cocktails dans les années 1960 et, plus tard, a été le manifeste des enfants terribles, dont Marc Jacobs, qui venait souvent saluer à la fin de ses défilés vêtu de la sorte. Sur les podiums, il a régulièrement tenté une percée, mais sans vraiment s'imposer. À tel point que les marques le traitaient de façon anecdotique. Mais la donne a changé : on achète désormais un pyjama d'intérieur comme on choisirait un costume. C'est la pièce coup de cœur qui plaît à tous les genres et convient à tous les styles ».
Finie l'image de laisser-aller, du vêtement vieux et moche qu'on cache : le pyjama se voit attribuer l'espace de liberté artistique qu'il mérite. Les réseaux sociaux y sont aussi pour beaucoup, le pyjama étant devenu le terrain privilégié de la mise en scène de l'OOTD (« outfit of the day » – look du jour). Jeanne Deroo, qui a créé, en 2019, la marque de pyjamas pour toute la famille Holi Holi, constate d'ailleurs que ses modèles les plus extravagants sont ceux qui ont la cote, comme celui à motif léopard. « Et pas que chez les femmes ! Les hommes aussi se permettent des achats qu'ils n'auraient peut-être jamais faits avant », s'amuse-t-elle. Privés de vie sociale, les Français semblent avoir à cœur de rester élégants à la maison. On privilégie la popeline de coton de P.Le Moult, on s'autorise des modèles excentriques signés Olivia von Halle, ceux à plumes de Sleeper, le pop coloré de Desmond & Dempsey, ou teintés d'exotisme de Thelma & Leah, jusqu'à faire matcher sa tenue avec ses draps. « Aujourd'hui, il est presque plus facile d'être élégants chez soi que dehors », conclut Frédéric Godart. Au XXe siècle, l'injonction était de s'apprêter pour sortir. Désormais on se recentre, on soigne nos looks pour nous et pas pour les attentes des autres. Et à la chroniqueuse de France Culture Géraldine Mosna-Savoye de théoriser : « Le pyjama révèle une question très importante, peut-être la plus importante qui soit : celle du rapport qu'on entretient avec soi-même. » Et si cette réappropriation de l'élégance n'était rien d'autre qu'une envie de reprendre le contrôle sur une existence qui nous échappe ? À méditer.