Les totems de l'été : liberté, égalité, jean
Une simple toile bleue, et le monde fut rhabillé ! De l'incarnation de la jeunesse à la course au logo, retour sur une révolution fashion.
À partir des années 1960, la mode devint un acte en trois pièces, jean, T-shirt et baskets. Et le XXIe siècle, jusqu'ici, s'est attaché à approfondir ce triptyque. Comme à l'accoutumée, cette révolution a débuté par une révolte. Car le jean, c'est avant tout un « non » au formel – le vestiaire classique, tailleur ou costume. Enfiler un jean, c'est comme prendre une bastille vestimentaire, vouloir en finir avec l'arbitraire de formes éloignées de leurs fonctions. À quoi servent les habits de la tradition, sinon à contraindre les corps pour maintenir en place le corps social. C'est pourquoi l'élection du jean recouvre un bouleversement social inouï, celui des années 1960. Plus qu'une évolution, une révolution anthropologique. Cela veut dire qu'au cours de cette étrange décennie tout fut modifié, les rapports entre les êtres, le sens et la conception même de l'existence. Un tremblement de terre qu'incarne la toile denim, apparue environ un siècle plus tôt et importée en Californie depuis Nîmes – comme son nom l'indique – par un immigré juif bavarois, un certain monsieur Levi Strauss. Une toile résistant à tout, qui devait permettre de tout faire avec un unique pantalon, une toile totale vouée à habiller la planète entière.
Un pantalon plébiscité par la jeunesse
De même que la France apporta au monde les sans-culottes, la Californie lui apporta le jean. L'histoire a été maintes fois racontée, mais ce sont les Beach Boys qui la résument le mieux, « a new place where the kids are hip » voit le jour, et cette « new place » s'étend de Los Angeles à San Francisco. Sur la pochette du single « I Get Around » (1963), le groupe a abandonné le costume pour un jean ultra-bleached, probablement mieux adapté à l'après-surf. Comme tout ce qui bouleverse la société jusqu'à aujourd'hui, de l'usage récréatif des drogues au micro-ordinateur, le jean est donc né là-bas, comme le sociologue Edgar Morin le relève dans son « Journal de Californie ». La France aurait pu rester à l'écart de ce phénomène. C'est qu'il s'opposait à cette notion si compliquée à rendre dans une autre langue que la nôtre : l'étiquette. Pourtant, elle réussit sa transition du pont-levis au Levi's, et de Versailles à Versace : la jeunesse plébiscita ce pantalon qui entendait gommer les différences sociales. Le blue jean devint d'ailleurs la couleur d'un nouveau groupe social, celui des jeunes. La biologie connaissait la jeunesse depuis toujours, la société, elle, l'avait contournée pendant des millénaires. Pour la première fois dans l'histoire de l'humanité apparaissait un âge de la vie où l'enfant ne cédait pas immédiatement la place à l'adulte, où l'on ne quittait pas encore sa famille pour éventuellement en fonder une à soi. C'est cet âge-là qui fit de ce vêtement son uniforme et décida ainsi de se distinguer du reste de la société, sans que ses membres se distinguent les uns des autres. Comme chaque groupe social, la jeunesse avait ses médias et ses leaders d'opinion ; de « Salut les copains », journal d'une génération, à Johnny Hallyday, le jean devint incontournable, et ce, dans la France entière. Lorsque Edgar Morin analyse la modernisation du pays, il note, par exemple, la manière dont il se diffuse partout sur le territoire, partant des grandes villes bretonnes pour arriver jusqu'aux petits bourgs. L'apparition des « jeunes » bouleversa tout dans la société, bien sûr, et d'abord dans le monde de la mode. Une religion vit le jour, le jeunisme, qui imposa ses tendances, nécessairement cruelles puisque censées souligner la grâce des jeunes corps. Les « role models », que l'on n'appelait pas encore influenceurs, changèrent également, ils pouvaient être chanteurs, sportifs, écrivains, peu importe pourvu qu'ils soient jeunes et portent un denim.
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— Mus ෴ idk era Tue Oct 13 23:08:49 +0000 2020
Le symbole d'une époque
L'histoire aurait pu s'arrêter là, la mode aurait ainsi disparu dans les années 1960, ne laissant pour tout choix aux individus qu'un éternel uniforme incarné par le jean. C'était mal connaître le génie des tendances et leur capacité à s'emparer de toutes les formes : ce basique devint une base de la mode. Jamais autant de créativité ne s'est concentrée sur un seul pantalon conçu dans la même matière. Chaque élément fut disséqué et modifié, la coupe, la taille, la couleur et même le tissu. Il supportait différents lavages, on décida de le prélaver, le temps finissait par l'user, il fut vendu pré-usé. Aujourd'hui, il importe de verdir ce bleu ; le souci écologique impose d'autres traitements, moins gourmands en eau, plus respectueux de l'environnement, ou le réemploi de jeans recyclés, voire l'achat de modèles vintage. Son étoffe même perd tout rapport avec l'original. L'apparition du Lycra le métabolise véritablement en une seconde peau – du slim à l'extra-slim, à peine distinct du legging. La mode retrouve les siens, et d'abord la loi de Poiret, artiste des années 1930 qui donna toute sa noblesse à la haute couture. Certes, le créateur n'avait jamais imaginé qu'une chose semblable puisse exister. Mais il avait remarqué que les chapeaux connaissaient des cycles : lorsqu'ils étaient surchargés, la saison d'après, ils étaient condamnés à devenir presque ascétiques. C'est exactement ce qui est arrivé au jean, contraint lui aussi d'obéir aux cycles de Poiret. Il était taille basse, il devint taille ultra-basse, à la suite de quoi, puisqu'il ne pouvait plus continuer à baisser sans devenir autre chose qu'un pantalon, il fut condamné à remonter, devenant, au choix, une salopette ou une combinaison. Même chose pour le slim, qui n'en pouvait plus de rétrécir ; il devint baggy, voire ultra-baggy. Mais, dans tous les cas, le démon de la mode trouve une manière de soustraire un peu le jean à la convoitise des vieux. Qu'il soit taille basse, déchiré, slim radicalisé ou version micro-short, les ruses sont nombreuses pour tenter de le réserver aux moins de 30 ans.
Ultime ironie fashion ? Aucun pantalon destiné à s'asseoir sur l'étiquette n'en arbore une avec autant de fierté. Ce vêtement coupé dans une toile pauvre peut aussi être un désir de riches. Tous les grands noms de la mode proposent désormais leur ligne de jeans, et font payer (cher) les détails qui les distinguent. Les mauvaises langues murmurent que certaines marques n'hésiteraient pas, pour justifier le prix de leurs pantalons, à accroître la taille — la visibilité –du logo. C'est qu'il n'est pas aisé de distinguer deux jeans. Les uns utilisent un liseré coloré, d'autres un trait rouge sur l'étiquette, c'est ce que l'on appelle le narcissisme des petites différences, où le détail qui change tout revêt soudainement une importance déterminante. Voilà pourquoi le jean demeure à la mode, quoi qu'il en coûte. Devenu le symbole d'une époque, il est désormais indissociable d'une utopie égalitariste défaite par les stratégies de distinction. Comme le T-shirt ou les baskets, ce vestiaire basique a donné naissance à un monde finalement aussi stratifié que l'ancien. La jeunesse est un songe ; l'égalité apportée par la république du jean aura été le mensonge auquel elle a voulu croire.