Enquête sur le trafic, les politiques publiques et la consommation d'ice
Par Christophe Cozette Publié leLa Dépêche de TahitiVoir mon actu
« Une épidémie » (lire interview). Alors que le fenua traverse une crise sanitaire sans précédent, la Maison des sciences de l’Homme du Pacifique de l’Université de la Polynésie française (UPF) vient de publier une enquête de près de 180 pages sur un autre fléau, qui lui aussi fait des ravages dans la société, l’ice (ou méthamphétamine). C’est la première enquête d’envergure de cette entité, créée en 2017 et présidée aujourd’hui par Éric Conte, ex-président de l’UPF.
« Les connaissances sur l’ice (lire encadré) étaient parcellaires et morcelées dans les différentes administrations et les acteurs manquaient de vision globale pour coordonner efficacement leurs actions », écrit, en préambule, cette enquête de la Maison des sciences de l’Homme du Pacifique, la première de ce type en outre-mer. Et cette étude sur l’ice, Éric Conte l’a voulue et la voici donc. « J’ai vraiment eu envie de la faire, sans être sollicité par personne, le sujet me semblait intéressant et je pense que cette synthèse est utile », nous a dit en substance l’ancien président de l’UPF, vendredi dernier, après la présentation de la synthèse de cette imposante étude. D’autres devraient suivre bientôt, sur la famille polynésienne et les SDF.
« L’ice, c’est tendance »
Cette enquête sur l’ice se décline en deux parties, le trafic et les politiques publiques, afin d’explorer les causes et conséquences de l’explosion du trafic et analyser les dispositions existantes. Très majoritairement, le consommateur (ou trafiquant) est un homme, l’âge moyen est de 39 ans (lire encadré). Tous ne deviennent pas dépendants mais « ce n’est pas une affaire de jeunes », estiment les scientifiques. « L’environnement social joue un rôle majeur, c’est souvent des amis qui en proposent mais cet environnement est aussi important pour décrocher », insistent les doctorantes, comme l’a confirmé l’interview d’Alice Valiergue (lire ci-dessous). Souvent, les trafics sont des réseaux familiaux et on en consomme par recherche de performance sociale, sexuelle, festive ou sportive.
« L’ice, c’est tendance » selon les experts, des paroles confirmées lors de leurs nombreux entretiens (lire encadré). Les inégalités sociales du fenua sont un des facteurs de ce trafic galopant, « une forme de revanche sociale » et l’argent récolté du trafic permet d’améliorer sa vie et celle de sa famille. Les trafiquants se divisent en deux clans, les « toxicomaniaques » (pour subvenir à leur consommation) et les « commerciaux » (pour se faire de l’argent et avoir l’argent nécessaire pour investir).
Sur les politiques publiques, le constat est sans appel. Elles ont tardé à se mettre en place – c’est une saisie record en 2017 qui déclenche une prise de conscience – , les services judiciaires sont débordés et rien ne ralentit le trafic (« c’est comme de l’herbe qu’on coupe et qui repousse à chaque fois », a confié un magistrat) et la récidive est souvent de mise, à cause des amendes infligées. Le tout-répressif, seule véritable politique sur l’ice, peut même être contre-productif, selon les doctorantes. Concernant la prévention, elle se trompe de cible et « la peur n’est pas du tout un élément efficace ». Quant à l’offre de soins, elle est tout simplement inexistante. Et comme tout « virus », l’ice a besoin d’un terrain pour se propager et tant que les inégalités sociales seront aussi grandes, cette drogue continuera ses ravages.
L’étude complète est disponible sur sur le site www.mshp.upf.pfUne enquête de poids
Alice Simon et Alice Valiergue sont deux doctorantes et ont travaillé à plein temps durant un an sur cette étude. Elles ont été appuyées par Henri Bergeron et Michel Kokoreff, deux experts des drogues. L'étude complète contient 172 pages.Cette étude a été cofinancée à 50 % par le ministère de la Santé.Les deux doctorantes ont réalisé 107 entretiens avec les professionnels et acteurs associatifs (police, gendarmerie, justice, etc) et 41 entretiens avec des trafiquants, consommateurs et leurs proches (lire encadré).Elles ont épluché plus de 500 articles de presse dont La Dépêche. Elles ont également créé une base de données spécifique sur l'ensemble des dossiers judiciaires sur le trafic d'ice.
Extraits de dealers
Extrait n°15 : Andy, détenu pour trafic – Enquêtrice : Tu as fait quoi avec cet argent ? – Andy : On s’est acheté de la fête. […] – Enquêtrice : Tu allais en boîte de nuit ?– Andy : Oui. Je dépense cinq cent mille sur l’alcool. – Enquêtrice : Tu donnais à tout le monde, c’est ça ? – Andy : Ouais, « viens, viens, viens » ! Si y’a une grande queue, j’arrive, comme tous les videurs me connaissent, les patrons des boîtes de nuit, ils savent que je viens consommer. Je passe devant, je regarde la ligne : « hé, on les fait pas entrer ? Tout ça, fait entrer ! Je paye à boire, tout ! ». C’était ça !
Extrait n°18 : Hinatea, détenue pour trafic – Hinatea : Je faisais plaisir un peu tout le monde, vu qu’on vit dans un quartier défavorisé. Alors à la fête des mères, Halloween, Noël, j’allais toujours acheter des cartons : un carton de poulet, un carton de riz pour chaque foyer dans mon quartier, avec un plastique avec divers euh… genre, le maïs, les petits pois, les beans. J’offrais tout ça à chaque foyer dans mon quartier.
Extrait n°19 : Ari, détenu pour trafic – Ari : C’est là, à partir de ce moment-là que c’est vraiment parti au sommet. J’ai vu les soirées jet-set, les trucs comme ça, comme dans les films. […] Après une fois que j’étais vraiment dedans, je pouvais pas m’en passer, j’étais accro à ça. Quand je vendais, j’avais plein de clients… j’aimais bien. J’aimais bien ce truc-là d’aller vendre, de faire le livreur, le coursier… C’est ça en fait aussi le truc quand j’étais tombé dedans, de fumer, de vendre, d’avoir des sous, de connaître du monde, de frimer…. Parce que quand tu fumes, on dirait que c’est toi le gendarme, t’as peur de personne. C’est toi le plus fort tu vois, tu as tout ce que tu veux, tu vas à l’hôtel, tu fais tout ce que tu veux, tu as les sous ! Tu deviens orgueilleux…
Alice Valiergue, docteure en sociologie : « Personne, seul, ne s’est mis dans l’ice »
Quel est le constat que vous avez fait sur cette enquête ?
On peut souligner deux points. Le premier concerne la prise en compte des inégalités sociales car quand on rentre dans le trafic, cela peut être lié à des conditions très difficiles et second point, il faut aussi s’intéresser à la manière dont le problème est cadré. La lutte contre les inégalités sociales est un point important. En Polynésie, on a des différences très importantes entre les riches et les pauvres et donc un moyen de limiter ces inégalités pourrait être la mise en place d’un impôt sur le revenu, pour redistribuer les richesses. Ces inégalités sont un des facteurs qui favorisent le trafic. Et aujourd’hui, on parle beaucoup de délinquance et de la nécessité de mettre en place des solutions répressives mais ce que l’étude montre, c’est la nécessité aussi de s’intéresser à la prévention et à la nécessité de développer une offre de soins.
On vise à côté pour la prévention, elle concerne les jeunes a priori alors que la majorité des consommateurs sont plus âgés…
Il est nécessaire de communiquer vers eux et de les prendre en compte dans les politiques de prévention en matière d’addiction mais il ne faut non plus oublier les adultes. Du côté des trafiquants, les personnes condamnées sont majeures et adultes. Ce qui est important aussi en matière de prévention, c’est de faire attention au message qui est diffusé et la peur n’est pas du tout un élément efficace.
Qu’est-ce qui est efficace alors ?
Il y a beaucoup de propositions qui sont disponibles, notamment des organismes chargés de la prévention. À l’école, par exemple, cela peut être les enseignants qui interviennent avec des tutos pédagogiques. On peut aussi faire appel directement aux communautés, ici cela pourrait être les communautés religieuses. Il y a plein de relais à trouver. Il faut informer et amener les gens à avoir eux-mêmes un choix positif pour eux-mêmes. Jouer sur les interdits n’a pas fait ses preuves jusque-là.
La justice depuis un peu plus d’un an saisit tous les biens des trafiquants, même ceux non issus de leurs trafics. Une fausse bonne idée ?
Il est courant de dire que ce qui est pratiqué est de taper dans le portefeuille des trafiquants mais un élément qui ressort de l’enquête, c’est que cette politique n’a absolument rien d’évident et peut même paraître parfois contre-productive car des personnes sortent de détention en étant très endettées et parfois ont perdu donc des biens acquis avant leur trafic et se retrouvent dans une situation où elles n’ont pas les moyens d’avoir un emploi légal et n’ont pas les moyens de rembourser leurs dettes et amendes, de manière légale. Cela pose la question de la récidive.
Vous avez parlé « d’épidémie ». En quoi l’ice est-elle une épidémie ?
Le terme a été utilisé pas du tout au sens médical mais pour rappeler l’idée que c’est un processus qui implique des interactions entre les personnes et l’entourage social a une importance. Personne, seul, ne s’est mis dans l’ice. C’est un phénomène partagé, lié à un environnement social.
L’ice, c’est quoi ?
L’ice est le nom donné en Polynésie française à la méthamphétamine synthétisée sous forme de cristaux. Il s’agit d’une drogue, c’est-à-dire d’une substance capable non seulement de modifier des états de conscience, mais aussi d’engendrer une dépendance physique et/ou psychique. L’ice fait partie des produits dits « stupéfiants », terme qui a un sens juridique et implique qu’il s’agit d’une drogue interdite à la différence de drogues licites telles que l’alcool, la nicotine ou certains médicaments. À ce jour, l’ice est considérée comme l’une des drogues les plus addictives sur le marché. Connue pour être stimulante et euphorisante, elle est notamment consommée pour des usages festifs ou dopants. Elle est particulièrement répandue en Amérique du Nord, en Asie du Sud et du Sud-Est et en Australie. En Polynésie française, l’ice est désormais la drogue la plus consommée après le cannabis (souvent appelé « paka »). La plupart de l’ice vendue sur le territoire est importée des États-Unis. Les trafiquants appliquent des marges très élevées, qui rendent ce produit particulièrement cher pour les clients : la dose la plus courante, nommée « ten » en référence au fait qu’elle coûte 10 000 francs, comporte généralement 0,04 ou 0,05 gramme. En Polynésie française, cette drogue est presque toujours fumée dans de petites pipes en verre comportant un foyer sphérique (nommées « bubble », en référence à leur forme).
L’ice au fenua en quelques chiffres
En 2019-2020, l’ice se monnayait autour de 150 000 francs le gramme. Il peut atteindre 250 à 300 000 francs. L’ice coûte deux à trois fois plus cher qu’il y a 20 ans.
82 % des personnes poursuivies sont des hommes. L’âge moyen des personnes poursuivies est de 39 ans et 70 % d’entre elles ont entre 25 et 45 ans. Les jeunes ne représentent que 6 %.
La moitié des personnes poursuivies sont sans emploi. Le trafic d’ice est majoritairement concentré dans la zone urbaine de Tahiti même si celui-ci touche toutes les îles du fenua.
Il existe deux types de parcours pour les trafiquants, les carrières toxicomaniaques et les carrières commerciales. L’argent gagné par le trafic est en premier lieu employé pour améliorer les conditions matérielles d’existence des trafiquants et de leur entourage.
3,3 % des 13-17 ans ont déclaré avoir fumé de l’ice en 2016.
La plupart des consommateurs d’ice sont consommateurs de paka.
Entre 2010 et 2020, 277 personnes ont été impliquées dans un trafic.
Entre 2017 et 2018, le nombre d’articles sur l’ice a doublé dans La Dépêche de Tahiti (+60 % dans Tahiti Infos).
Cet article vous a été utile ? Sachez que vous pouvez suivre La Dépêche de Tahiti dans l’espace Mon Actu . En un clic, après inscription, vous y retrouverez toute l’actualité de vos villes et marques favorites.
Partagez
La Dépêche de TahitiVoir mon actu